Mot de la fin : le dernier Partage de midi
Antoinette Weber-Caflisch
Dans l’apothéose solaire qui termine la première version de Partage de midi, Mesa s’autoproclame « L’homme dans la splendeur de l’août ». Sans toutefois qu’aucun contexte religieux précis ne soit suggéré, une impression de gloire spirituelle se dégage de ce couronnement estival. La connotation littéraire qui s’attache au mot ‘août’, que l’auteur a reconduit à son sens ancien de « récolte » et de « moisson », contribue à détacher le final de la réalité, en sorte que le drame tout entier s’élève avec Mesa. – La magnifique assurance du héros, la lumière du soleil et la moisson seront remplacées dans la dernière version par une évocation nocturne de la vigne faite hors contexte (ou plutôt, comme nous le verrons, pointant un contexte extérieur, non nommé et dont l’identification est à bien plaire). Cette nouvelle conclusion[1] laisse perplexe : qu’a voulu le vieux poète en rentoilant son drame sans montrer d’égards pour son éclat originel et sa beauté ?
Dans sa deuxième version (celle qui a été élaborée de concert avec Jean-Louis Barrault), le finale se réfère à la fois à la moisson (par la bouche de Mesa) et à la vigne (par celle d’Ysé). C’est uniquement dans la version suivante que l’image de la vigne, qui est une métonymie de la vendange, remplace complètement « l’août » de 1906, et que la vendange se substitue définitivement à la moisson. Désormais, la dernière réplique du drame, qui était jusqu’alors dévolue à Mesa-la-moisson, est attribuée à Ysé-la-vigne, figure de l’amante des années de passion, à laquelle le poète prêtera l’un de ses plus beaux vers : « – Souviens-toi de moi dans les ténèbres un moment qui fus ta vigne ! »
Tout se tient solidement : de même que la vigne évoquée par l’Ysé de 1949 supplante la moisson associée au Mesa de 1906, de même l’initiative et le bénéfice du dernier dialogue basculent de Mesa à Ysé. Que celle-ci enfreigne ostensiblement l’injonction qui lui est faite de se taire (« – Tais-toi, silence ! »), souligne l’importance qu’il faut attacher à son ultime intervention : l’héroïne ramasse en quelque sorte son jeu avant de disparaître.
Il est remarquable que ces permutations qui, de la première à la dernière version, mènent de la moisson à la vendange et de Mesa à Ysé n’entraînent aucune modification structurelle. Que Mesa s’élève dans la gloire solaire ou stellaire, qu’Ysé soit emportée « comme sur l’aile par-dessous de la vague »[2] ou qu’elle tombe finalement « dans la nuit »[3], il s’agit toujours que le mouvement de présence ascensionnelle de l’un s’assortisse du mouvement inverse de l’autre. Cependant dans la dernière version, ce n’est pas Mesa qui grandit comme aux dépens d’une Ysé qui s’évanouit, c’est Ysé qui fait se lever Mesa, avant de lui rappeler son rôle d’inspiratrice, idée que le drame, qui n’en avait fait aucun état jusqu’ici, efface aussitôt en faisant tomber le rideau.
Si l’évolution des deux personnages développe une sorte de symétrie, ce n’est pas qu’ils soient montrés au miroir l’un de l’autre. Le dénouement advient quand leurs trajectoires sont allées au bout de leur divergence. C’est ainsi que, contrairement à Mesa qui s’émancipe du temps en entrant en gloire, Ysé va s’y inscrire. Qu’elle le souhaite ou qu’elle s’y résolve, on ne sait, mais ce qu’elle annonce, c’est qu’elle va cesser dorénavant de se laisser réduire à l’image de la vigne qu’elle « fut ». Impossible d’imaginer la signification du temps verbal plus complètement explicitée et exploitée que dans la valeur donnée à ce passé simple. À nous de comprendre que cette vigne qu’Ysé affirme hautement avoir été pour son amant, se trouve désormais entièrement vendangée. Ce n’était donc que l’affaire d’« un moment ». Et en effet, quand Ysé disparaît, Mesa ne s’en trouve pas plus mal – la voit-il seulement tomber ? Quoi qu’il en soit, l’espace scénique libéré va lui être entièrement dédié. L’étonnement qu’une telle braderie de la présence féminine suscite, du moins chez les lecteurs et les spectateurs qui y sont sensibles, n’est verbalisé d’aucune façon, aussi ne passe-t-il pas, comme on dit d’un morceau qui reste dans la gorge. Que l’héroïne soit tout bonnement destinée à se dissoudre corps et âme dans l’obscurité comme il y paraît, cela fait de la dernière conclusion de Partage de midi le dénouement sans doute le moins satisfaisant qu’on puisse imaginer à une histoire (somme toute) d’amour.
Sachant que chaque situation de ses personnages, chacune de leurs actions ou de leurs intentions peut imposer à l’esprit de Claudel une et souvent plusieurs références bibliques (et qu’il se montre avide d’en trouver qui lui semblent leur convenir), on découvrira sans surprise que le mot « vigne » par lequel Ysé se désigne elle-même dans le dernier vers du dernier Partage, est un biblisme. Ce qui doit étonner si l’on pense aux relations qu’entretiennent Ysé et Mesa, c’est que lorsque la Bible applique cette image à la femme, comme elle le fait à plusieurs reprises, c’est au sens de possession dont l’homme jouit de façon stable (Deut. 20, 6) ou dont il devrait pouvoir le faire (Deut. 28, 30). Autrement dit, la vigne désigne l’épouse (CF. « Ta femme sera comme une vigne féconde dans l’intérieur de ta maison »[4]). Sa femme, voilà donc ce que par l’intermédiaire de l’image de la vigne, Ysé affirme avoir été pour Mesa (du moins « un moment »…). C’est au statut de femme légitime que l’auteur laisse prétendre son personnage d’amante avant de la faire disparaître, alors que Rosalie Vetch qu’a aimée Claudel, on le sait, y a aspiré en vain… mais qu’elle n’a pas disparu.
L’image de la vigne joue encore un autre rôle. Elle rapproche le final du dernier Partage du poème « Ténèbres », écrit en 1905, à un moment où le poète avait cessé de croire que Rosalie, qui lui avait préféré un autre homme, lui reviendrait jamais. Dans ce texte contemporain du malheur dont c’est le thème, Claudel recourt aux images de la vendange pour évoquer l’état de déréliction poignant où il se trouve. Que la trahison de l’amie soit précisément le fruit de cette vigne à laquelle Ysé va s’identifier bien plus tard, c’est-à-dire la rétribution de l’adultère impénitent, le poète n’est pas en état d’en accepter l’idée à l’époque de « Ténèbres », où il n’en est encore qu’au stade de la révolte violente, de l’appel au secours et de la plainte. – Qui ne le comprendrait ?
Quoi qu’il y paraisse, « Ténèbres » n’entretient pas une relation directe avec les événements. Ce poème les évoque en s’inspirant du verset 33, 17 d’Ecclésiastique : « J’ai espéré moi aussi en la bénédiction de Dieu et j’ai rempli le pressoir comme celui qui vendange[5] » (et quasi qui vindemiat replevi torcular). C’est cette déclaration, où l’auteur biblique ne parle d’ailleurs pas de peines d’amour, que « Ténèbres » reprend. Outre à ce pressoir[6] dont le nom latin – torcular – suggère au lecteur de langue française l’idée d’une torture (et la partie du corps que celle-ci pourrait avoir l’art de tordre), c’est à l’ensemble de la scène que l’auteur d’Ecclésiastique tourne en parabole que le poète s’intéressera, quand bien même il ne se comparera pas à l’ouvrier qui remplit le pressoir, mais qu’il s’imaginera enfermé en train d’y fouler le raisin, c’est-à-dire de piétiner son amour. Contraint d’écraser son péché, c’est lui-même qu’il écrase, puisque ce « péché » (mot mentionné dans l’avant-dernier vers) demeure encore à l’époque sa raison d’être.
Dans « Ténèbres », Claudel commence par rappeler la nuit « où <il> marchai<t> d’un mur à l’autre en éclatant de rire », puis l’obsession que dénotent ces marches et contremarches forcenées est mise en parallèle avec le piétinement du vendangeur qui écrase les grappes dans la cuve où il est descendu. Tel est le scénario auquel Ysé renvoie avec son mot « vigne », pour qu’on y puise de quoi compléter le finale du drame tardif, qui peut paraître trop laconique et allusif en regard de l’attente que l’action a provoquée.
Introduite par les mots « Je suis ici, l’autre est ailleurs », une idée sous-entendue traverse le poème d’un bout à l’autre : seul, l’amant est « vendangé », de « lui seul » vengeance est tirée. Le « nous » qui réunit le couple, mentionné à la fin du premier verset (« Satan nous vanne dans son crible »), tout le poème va œuvrer à le défaire. Il le remplace par les formules « elle et moi », « de l’autre à moi » (dans la deuxième strophe), pour installer bientôt partout un « Je » obsessionnel (développé en : « J’ai été seul », « Je suis seul à »), qui doit signifier que la séparation que représentera à son tour Partage de midi a été en réalité un abandon. Quant au châtiment de l’adultère, il consiste en cela d’impitoyable que l’amant demeure seul à ressasser « l’affreux amour impraticable ». Le mot « seul » cumule ici toutes les formes de détresses dues à l’isolement, à la déréliction, à l’exclusion. Dieu ne pouvait que punir l’amant « lui seul », puisque cette punition consiste justement en l’éloignement dont « l’autre » à l’évidence s’accommode, que « l’autre » a souhaité et finalement voulu, tant il est vrai que c’est bien trop peu dire que d’affirmer qu’il est, ou plutôt qu’elle est « ailleurs ».
« Ténèbres » suggère grâce aux images de la vendange des sentiments qui confinent à la folie (« J’ai été seul dans le pressoir, j’ai foulé le raisin dans mon délire »[7]). Ils s’opposent à l’apaisement (à l’indifférence ?) auquel le dernier Mesa semble parvenu. Si l’on ne s’étonnera pas que, dépassés, ils soient néanmoins évoqués dans Partage, puisqu’ils en sont le sujet, on se demandera pourquoi le rôle de rappeler le passé est finalement confié à Ysé. Serait-ce qu’il faille faire comprendre que Mesa n’a pas été éprouvé uniquement de son fait à elle, mais qu’il est bien plus vraisemblable (comme son amie américaine Agnes Meyer, qui en était persuadée, a pu le suggérer à Claudel) que l’infidélité de Rosalie n’ait été que la cause occasionnelle d’une rupture inévitable, en sorte qu’il aurait été en effet injustifiable de ne laisser au personnage qui la représente aucune échappatoire au grand déballage autobiographique du poète ? Quoi qu’on pense des arrangements que la version de 1949 est amenée à arbitrer, il est clair qu’en reconduisant au poème de 1905 voué entièrement à la cause de l’amant malheureux que représentera Mesa, le dramaturge entend préserver son drame du danger que lui auraient fait courir des marques de compréhension trop appuyées à l’égard d’Ysé. Mesa doit demeurer un héros tragique et le tragique doit demeurer entier : il n’est pas envisageable que l’image des amours de Chine soit affadie et banalisée par le retour de flamme qui a suivi le retour de Rosalie.
« Ténèbres », où donc l’amant éconduit affronte sur le vif les tourments qu’a entraînés l’interruption calamiteuse de sa liaison, évoque en partie réalistement, en partie allégoriquement, la période qui a suivi la crise provoquée par la nouvelle de la trahison de Rosalie. In extremis et à vrai dire de façon conventionnelle, les derniers mots du poème renverront à la miséricorde divine cette souffrance qui ne fait qu’un avec ce qui l’a causée : « Je sais que là où le péché abonde, là Votre miséricorde surabonde[8] ». Cette déclaration repoussée aussi longtemps qu’il a été possible pour laisser s’exhaler plainte et tremblement, reconnaît la nature pécheresse d’une union que le mariage n’a pas consacrée. Mais avant d’en arriver à confesser cette vérité de foi, l’amant abandonné doit écraser sans relâche un raisin qui n’a pas cessé de l’enivrer (ce qui est la vérité de fait représentée dans le code vinicole de la parabole d’Ecclésiastique). Le châtiment entretient le péché : telle est l’humaine comédie à laquelle « Ténèbres » doit son indéniable efficacité, et dont Partage fera le pari de se libérer.
Le cri violent de l’abandonné aura été entendu : le vendangeur piétinant « d’un mur à l’autre » du pressoir adoptera les grandes consolations de la religion. Quant au drame de 1949, il passera de l’idée de vengeance (un Dieu vengeur est mentionné dans la première version[9]) à celle de vendange, que la métonymie de la vigne suscite, passage bienvenu de l’un à l’autre de deux mots, que leur grande proximité sonore encourage. Celui des deux qui est négatif (comme on dit volontiers aujourd’hui) n’a pas été retenu.
La fin du drame et l’épuisement de l’image de la vigne demeurent dans une relation d’analogie que « Ténèbres » a fixée. Au lecteur le loisir d’aller plus loin, ou non, c’est-à-dire de passer de la vigne qu’Ysé fut pour Mesa à la suggestion des grappes, qui supposent le vin, c’est-à-dire de reconnaître à leur inspiratrice ce que les œuvres qu’elle a inspirées lui doivent. S’il est laissé à lui-même pour décider s’il souhaite le faire, c’est que le rôle d’égérie qui a été celui de Rosalie dans la vie du poète, n’est nullement attribué à Ysé dans Partage de midi, sauf justement dans son dernier vers, où elle se le décerne. Il se pourrait que ce soit cette infidélité majeure que le dernier mot du drame entende réparer, alors même que la louange d’Ysé est mise sans trop d’égards dans la bouche de l’infortunée ainsi réduite à s’autoglorifier, visiblement sans avoir autant d’aptitudes pour cet exercice, qui ne lui est pourtant pas entièrement étranger, que n’en témoigne le glorieux Mesa de la première version du drame.
En réalité, l’obstacle que le dernier Partage s’efforce de contourner en substituant la vendange à la moisson ne concerne pas directement Ysé. Si l’image de la moisson a été abandonnée, c’est d’abord que les sens métaphoriques que peut prendre ce mot demeurent étrangers à l’idée de métamorphose qui s’attache au contraire au raisin qui fermente aussitôt piétiné, dont le dernier Partage est redevable à « Ténèbres ». Quant au grain, c’est au cours d’une étape distincte de sa récolte, survenant ultérieurement, qu’il sera lui aussi écrasé : la moisson en somme paraît comme étrangère au processus destructeur qu’elle engage pourtant, tandis que la vendange, qui s’y prête d’abondance, peut suggérer (en l’occurrence, bien à tort) la même idée de plénitude qu’elle. C’est pourquoi, se situant entre l’une des images qui dénie et l’autre qui égare, l’allusion à « Ténèbres » doit ramener à celle du malheureux amant réduit à tourner en rond dans le torcular.
L’arrière-plan religieux du drame demeure vague. Dans la version de 1949, Ysé demande à Mesa de lui « donner » le ciel étoilé, c’est-à-dire qu’elle se représente le Ciel, dont elle attend le salut, sous une forme astronomique – bien entendu symbolique – engageant peu le catholicisme de l’auteur. Celui-ci de son côté ne fait rien pour rapporter la métaphore de la vigne à son origine clairement vétérotestamentaire. Ce sera pour reconduire à cette source, à laquelle Claudel n’a cessé de s’abreuver comme ses lecteurs le savent bien, qu’on se propose d’évoquer dans les lignes qui suivent des images de la vendange aptes à remplacer celles de la « moisson » de 1906, que le dramaturge a pu trouver dans les nombreuses Bibles toujours à sa disposition, qui se sont associées à son inspiration plus longtemps et plus étroitement qu’aucune « Ysé ».
Outre la mention qu’en fait le deutérocanonique Ecclésiastique qui, soit dit en passant, est une véritable mine de scénarios, les évocations de la vendange ou de la vigne qu’on peut recenser dans trois versets distincts des Écritures où elles ont le sens qui convient si on les associe à « Ténèbres », permettront d’enrichir la maigre conclusion du dernier Partage de midi, en précisant les ombres dont celle-ci s’entoure.
Le deuxième de ces versets présente explicitement la paire « vendange et moisson », tandis que le premier et le troisième se limitent au mot « vendange » :
Consummata est enim vindemia Is 32, 10 (Car c’en est fait de la vendange)
Vos autem colligite vindemiam et messem Jer 40, 10 (Et vous, recueillez la vendange et la moisson)
Vae mihi, quia factus sum sicut qui colligit in autumno racemos vindemiae, Non est botrus ad comedendum Michée 7, 1 (Malheur à moi, car je suis devenu comme celui qui recueille en automne les restes de la vendange ! Il n’y a pas de grappes à manger).
Si, comme nous l’avons vu, plus d’une raison ont pu inviter Claudel à passer de la moisson à la vendange, on s’arrêtera aux deux versets qui se réfèrent à la vendange, et à elle seule, parmi les trois que nous venons de citer. Ils signifient l’un et l’autre que le (bon) moment est passé, qu’il est désormais définitivement trop tard pour être heureux. Autrement dit, dans la Bible, ‘vendangé’ est la métaphore de ‘terminé’. Cette conclusion, Egopersonnage l’applique, mais sans jamais vraiment l’admettre, à ce que sa passion est devenue. Bien qu’Ysé soit finalement revenue à son « petit consul », les explications que les amants échangent dans la troisième version du drame ne laissent cependant aucun doute à ce sujet.
Claudel a confié à l’écriture de Partage de midi un rôle de « reconstruction spirituelle »[10] qu’il n’a pas trouvé dans la seule rétrospection. Il en parle comme d’un « travail », ce que la conception de l’intrigue, la définition des voix, l’élaboration du champ des images, etc. sont assurément. Rarement inventées, ces dernières s’avèrent bien plus souvent des trouvailles. C’est ainsi que l’image de la vendange, centrale dans « Ténèbres », figure, nous l’avons dit, dans l’Ecclésiastique. À mille lieues des affres du malheureux amant, son auteur l’applique à l’activité de compilateur à laquelle il s’adonne benoîtement. Quel dynamisme au contraire Claudel insuffle-t-il aux mots du saint Livre qui lui avait fourni la figure de ce vendangeur qu’il prend sur lui d’affoler : « j’ai foulé le raisin dans mon délire » ! Alors que l’auteur biblique vendange précieusement les citations qu’il accumule en scribe fidèle, celui de Partage de midi fait de l’Écriture un autre usage qu’elle appelle aussi : il se l’approprie sans craindre (bien au contraire !) de donner aux versets sur lesquels il jette son dévolu des sens tout différents de ceux qui sont manifestement les leurs.
Quand il a récrit Partage dans les années 1948 – 1949, Claudel savait combien les circonstances de la vie l’avaient vengé de la trahison de Rosalie (« Impossible d’imaginer une vie plus atroce. – L’Enfer ! », note-t-il dans son Journal en septembre 1947[11]), alors qu’au moment de « Ténèbres », en 1905, les choses vont bien pour elle. Même si au début du poème, l’auteur se persuade que son amie « souffre » elle aussi (« Je souffre, et l’autre souffre »), il abandonne cette idée à peine l’a-t-il formulée, pour lui substituer celle de la menace spirituelle que fait peser sur elle (veut-il croire) l’éloignement de la religion dans lequel à cette époque elle se tenait obstinément, menace dont il prie Dieu de lui épargner la réalisation. – Partage de midi n’exprimera plus rien d’une telle crainte (son directeur aura sans doute éclairé Claudel sur les arrière-plans de son inquiétude). Mesa pour sa part accueille de façon pour le moins dubitative le désir tard venu d’accéder à la religion, dont Ysé fait état.
Proche de la réalité telle qu’elle fut, l’expression du poète « j’ai été seul dans le pressoir » implique que, s’il a été seul puni, il a aussi été à l’époque seul à se repentir, seul à s’efforcer de sublimer la passion interdite, en sorte qu’on ne s’étonnera pas de retrouver finalement son Mesa seul aussi à être illuminé par les lumières de la scène, quand Ysé sombre. – En effet, on ne peut s’empêcher de constater qu’Ysé rejoint l’action de Partage lorsque le travail dont le Cantique de Mesa est le condensé a été fait, et qu’il s’est fait sans elle. Quant au salut qu’elle réclame sans tenter d’y contribuer sinon assez vainement, comment se refuser d’admettre que Mesa n’est pas sans devoir le lui assurer pour lui en avoir si ardemment rebattu les oreilles. Claudel était-il en l’état de le faire ?
Évoqué sous le nom de « Satan » dans le deuxième vers de « Ténèbres » et sous celui de « Prince du monde » dans le dernier, voilà le cinquième personnage dont Claudel a su s’attacher la collaboration positive : ce cinquième personnage de Partage de midi, « présent grâce au silence[12] », que Barrault, s’attirant pour le coup celui de l’auteur, croyait être Dieu. Libéré de son aventure pécheresse ni par Dieu ni par diable, mais par Barrault qui lui a fait récrire son drame, Claudel a pu se débarrasser (mot claudélien s’il en est) sinon tout à fait de Rosalie, du moins de « l’ancienne Ysé[13] », renvoyée à son tour au châtiment nocturne de « Ténèbres ». Débarrassé pour le coup également de ce Mesa dont il ne manque pas une occasion de présenter les insuffisances aux lecteurs du dernier Partage de manière stéréotypée et condescendante, Claudel tombe amoureux d’Edwige Feuillère, à qui il doit une Ysé qui lui tiendra la dragée haute : une Ysé divine ou du moins « jeune pour toujours[14] » (…si ça ne s’appelle pas faire une fin !).
Antoinette Weber-Caflisch
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[1] Le terme est celui qu’emploie Claudel : « Les circonstances une fois de plus au moment où je remettais la main à ce drame obscur m’ont obligé à en réévaluer la conclusion. » (CPC 10, p. 196).
[2] Th. I p. 899.
[3] Th. II p. 933.
[4] Ps 127, 3.
[5] Eccli. 33, 17- L’auteur de l’Ecclésiastique affirme grappiller (et non vendanger) les versets qu’il compile (commentaire de l’abbé Fillon). Ici, comme il le fait très souvent, Claudel recontextualise à son gré, pour en modifier le sens, les termes des versets bibliques dont on peut vraiment dire qu’il s’empare.
[6] Comme toutes les idées essentielles, l’image du pressoir est récurrente chez Claudel (Cf. Tête d’Or, Th. I p. 158 ; L’Otage, Th. II p. 227).
[7] « Ténèbres », Po. 1957, p. 436.
[8] « Ténèbres », Po. 1957, p. 436. Ce vers réfère littéralement à un passage célèbre de l’épître aux Romains (5, 20).
[9] Th. I 2011, p. 896.
[10] Voir l’argumentation en ce sens que le poète-pénitent oppose énergiquement au Père Michel Caillava qui tente de lui faire abandonner Partage de midi (Lettres à Ysé, Gallimard, 2017, p. 389).
[11] J. II p. 608.
[12] CPC 10, 1974, p. 191.
[13] Th. II p. 928.
[14] Th. I p. 898.