Antoinette Weber-Caflisch
Le Soulier de satin, utopie et critique du monde moderne : les conquistadores, le trouveur de quinquina et le capitaliste
Écrit au lendemain de la Grande Guerre[1], Le Soulier de satin est joué pour la première fois au coeur de la Seconde Guerre mondiale (1943). À ce moment, l’Histoire aura très largement vérifié le jugement que son auteur a porté sur l’Europe de la fin de la Renaissance : étendant son emprise plus largement qu’aucune civilisation jusqu’alors, mais troublée par les guerres intestines et moralement affaiblie par le succès même de ses conquêtes, l’Europe ne peut pas être tenue pour un modèle de société chrétienne. Quant à l’infatigable Rodrigue, réussirai-il à jeter sur le « monde entier » (III, 1 ; III, 10 ; IV, 9…) le filet de sa rêverie utopique[2] – « la réunion de la terre » (III, 8), « la belle pomme parfaite » (IV, 8) –, il serait rejeté aux marges du monde, comme il s’en aperçoit au cours du dernier Acte du Soulier de satin, où force lui est de tirer sa révérence.
En août 1947, quand l’Inde et le Pakistan célèbrent leur indépendance, Claudel formule un jugement auquel son drame des années vingt aura préparés ses lecteurs : « ayant cessé d’être chrétienne, l’Europe se voit dépouillée de son hégémonie sur les peuples païens »[3]. Mais au moment où il écrivait le Soulier, les puissances coloniales étaient à la tête d’un empire de 56,5 millions de kilomètres carrés, soit plus de 40% des terres émergées, où vivaient 610 millions d’êtres humains[4]. Les trois premières d’entre elles, la Grande-Bretagne, la France et les Pays-Bas, avaient succédé aux empires ibériques (l’Espagne avait achevé de perdre ses colonies d’Amérique et les Philippines en 1898).
Quand il parle de l’Europe, Le Soulier de satin entend bien ne pas distinguer entre les uns et les autres. C’est la colonisation en tant que telle qui renoue avec le racisme d’État auquel l’esclavage des Hébreux en ÉÉgypte tient lieu de mythe d’origine : « Tous ces peuples qu’on ramasse à la manière de Pharaon pour les jeter dans la tranchée de la Culebra ! » (S. III, 2).
Claudel confère aux grandes orientations des sociétés et au déroulement des événements historiques qu’il évoque un pouvoir dont ses personnages sont tenus de s’arranger, comme Almagro en prend conscience[5] :
Le Vice-Roi – Qui te poussait ? Toutes ces choses que tu as faites, quel avantage et quel bien espérais-tu en retirer ?
Almagro – Je ne sais. […] C’est comme l’instinct qui vous jette sur une femme.
Non pas poussé, plutôt c’était quelque chose en avant qui me tirait.
[…] C’était le commencement indispensable de quelque chose. (III, 3)
Interroger les uns en fonction des autres ces éléments inexplicablement liés entre eux conduit au cœur d’une œuvre qui ne requiert pas son lecteur par le kaléidoscope d’actions qu’elle représente, aussi belles et émouvantes soient-elles, mais qui lui offre une véritable ‘image du monde’ en ajustant ou en réajustant des éléments aussi nombreux, variés et significatifs que possible.
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À l’époque où Claudel a écrit Le Soulier de satin, sa vie se rapprochant du moment où la destinée de son héros croise celle du Roi de pique, les massacres de la Grande Guerre avaient clairement montré quelle forme d’humanité avait imposé son emprise sir le Vieux Continent. Les déterminations de masse (antinomiques avec la morale chrétienne, comme le serine Sept-Épées) y avaient pris une importance dont la littérature française, à l’époque fixée avant tout sur la psychologie, n’a que faiblement rendu compte. Le Soulier de satin, où les mots « masse », « populations », « multitudes » et surtout « peuples » ne sont pas récurrents pour rien, place au contraire ce caractère de la civilisation européenne moderne au centre d’une réflexion plus politique, au sens large du terme, qu’historique. Claudel construit sa lecture de l’Histoire en fonction du monde dont la guerre vient d’accoucher. C’est ainsi que des liens allusifs[6] sont tissés entre les tueries du passé récent et la destruction des nations américaines opérée à la Renaissance. Ces liens incitent à envisager la colonisation d’un point de vue informé par la réalité moderne, et feront peut-être même entrevoir ce que l’idée de cette destruction a déjà de moderne, c’est-à-dire de postchrétien.
Le Soulier de satin ne suggère pas seulement des analogies termes à termes plus ou moins sensibles entre la Renaissance et l’époque moderne, il crée des superpositions significatives. Très apparentes du fait qu’elles sont anachroniques, des mentions récurrentes du canal de Panama (dont on sait la mortalité qu’a engendrée le percement de l’isthme) offrent une sorte d’unité de mesure commune aux abattages massifs de la guerre de Quatorze et à ceux des Indiens que les colons ont opérées. La mortalité scandaleuse qu’a entraînée la réalisation de la « coupure » pratiquée « entre les deux Amériques » (IV, 9) est en effet présentée comme la marque d’origine que l’Europe des charniers – et non pas celle des chantiers – aura imposée au nouveau continent : « Ce n’est pas en ingénieur que j’ai travaillé, c’est en homme d’Etat » (III, 11), affirme Rodrigue, responsable de ladite « coupure » : à nous de comprendre ce qu’implique cette distinction. Parce qu’elle participe du monde actuel tout en témoignant de la conquête qui l’a rendue possible et dont elle est un des achèvements, cette « ingénieuse petite chose » (Id.) rassemble à la faveur d’une litote ironique les événements tragiques qui se sont déroulés là-bas et ici, jadis et maintenant, dans un concept commun, la gestion pharaonique de nos sociétés.
Le ‘drame espagnol’ ne se contente pas de souligner grâce à l’image emblématique du fameux canal la constante interventionniste de notre Histoire, qui conduit à la transformation irréversible de notre planète. Il montre ce qui s’est métamorphosé quand la chrétienté a étendu sa dimension universelle au Nouveau Monde, comme l’y incitait le déploiement de l’espace, qui a caractérisé la Renaissance.
Au cours de la Deuxième Journée, dans la scène des conquistadores que nous analyserons plus loin, Claudel nous invite à comprendre que, si la colonisation élargit en effet la chrétienté, les crimes du colonialisme dénaturent plus sûrement encore le christianisme. Mais dès l’orée du drame, le Roi de cœur (repris en écho par Don Fernand, III, 2) esquisse la critique du génocide des Indiens. « Depuis quelque temps je ne reçois de là-bas que nouvelles funestes : / Pillages, descentes de pirates, extorsions, injustices, extermination des peuples innocents » (I, 6), affirme ce Roi dans une énumération très proche de celle que Bartolomé de Las Casas place au début de son brûlant réquisitoire : « les tueries et les destructions d’êtres innocents et le dépeuplement de villages, de provinces et de royaumes où se sont perpétrés ces actes et bien d’autres non moins épouvantables »[7]. À l’évidence, Claudel rappelle ici l’existence et le témoignage célèbre d’un prince de l’Église, qui participa tout d’abord à la conquête et à l’exploitation coloniale, puis qui s’érigea en protecteur inconditionnel des Indiens. C’est donc à la faveur de son ‘rapport de minorité’ que notre regard actuel est introduit dans le passé criminel de la colonisation des Amériques, où est anticipé le présent tragique de l’Europe du vingtième siècle.
L’évocation de la traite des Noirs[8] développe, elle aussi, une résonance moderne. En proposant cyniquement de voir dans ce génocide institutionnalisé l’occasion d’une promotion sociale pour les deuxièmes générations d’esclaves d’origine africaine – jugement émis par un « proxénète », un personnage se livrant à la traite des blanches, tout est là -, le dramaturge souligne avec un art consommé l’impudence d’une position qui fut celle des historiens du colonialisme de son temps[9] :
Le Sergent Napolitain – […] et où est-ce qu’il l’avait mis<e>, ta maman,
Après que s’étant caché derrière une touffe de bananiers il l’eut pris<e> avec toutes les femmes de son village pendant qu’elles pilaient du mil au clair de lune,
Ce brave Portugais du Portugal, quand il l’amena au Brésil pour lui apprendre les bonnes manières et le goût de la canne à sucre il n’y a rien de meilleur ?
S’il n’avait eu cette inspiration, au lieu d’être aujourd’hui cette matrone respectée, oracle de la maison du Juge,
Les cheveux accommodés avec de l’huile de palme et vêtue d’un morceau de papier,
Tu serais encore à danser comme une niaise sur les bords du fleuve Zaïre, essayant d’attraper la lune avec tes dents. (I, 8)
Ce que le Sergent Napolitain offre ici à la négresse qu’il convoite est une vignette colorée, fâcheusement esthétisée, qui fait allusion dans un ton burlesque à l’exploitation des Noirs qui succédèrent aux Indiens exterminés. Non sans force atténuations, euphémismes et réticences qui contrastent avec sa faconde, le Sergent tourne en plaisanterie ce qui fut en réalité l’un des enfers du Nouveau Monde : la récolte de la canne à sucre (elle se fait encore aujourd’hui à la machette, toujours à une cadence épuisante). Si tant est que le spectateur rie de l’esprit détestable du Sergent, Claudel en dit assez pour que celui qui a des oreilles entende[10] : les opinions de son personnage ne sauraient lui être attribuées.
Dans une lettre de 1927 à Maritain, il observe que la suppression de l’esclavage résulte d’un mouvement « malheureusement opéré en dehors des catholiques »[11]. En rappelant que la société brésilienne fut fondée sur l’exploitation des Africains et en faisant dépendre l’évaluation positive de l’épouvantable trafic d’une origine énonciative douteuse, Le Soulier de satin critique les positions esclavagistes qui se perpétuent à bas bruit dans tout jugement favorable porté sur la valeur civilisatrice de la conquête américaine qui leur fut consubstantielle. Le procédé qu’utilise Claudel inscrit la critique de l’Histoire dans l’Histoire elle-même. Ainsi celle-ci est-elle amenée à dévoiler, le temps d’un éclair de conscience, ce qu’on pourrait appeler sa dimension constante, laquelle prend dans le monde moderne les formes de ce que le dramaturge appelle le « bagne ». En 1920, le pacte de la S.D.N. trouvait significativement nécessaire d’inscrire dans ses articles 22 et 23 la répression de la traite des esclaves.
Comme si les maux de la colonisation refluaient sur l’Europe, mais en réalité pour témoigner du fait que les rafles d’esclaves propres au monde méditerranéen gréco-romain ne cessèrent jamais complètement pendant le Moyen Age, et qu’elles se maintinrent à la Renaissance dans le sud et le sud-ouest de la France (aboutissant à Marseille), la scène III, 11 mentionne brièvement et de façon cynique le trafic auquel donnèrent lieu la guerre maritime et la piraterie en Méditerranée (bientôt étendues à l’océan Atlantique), éclairant la part souvent oubliée, ignorée, qu’y prirent les chrétiens : « on amenait à Marseille par longs chapelets enfilés les adorateurs de Mahomet pour en garnir les galères de Sa Majesté ». Seule sa vieillesse vacillante a empêché que le Vice-Roi des Indes – destiné à être mis en vente par les siens – connaisse le même sort.
« Extermination des peuples innocents », esclavage, traite, chiourme : les valeurs sociales universelles positives où le christianisme se reconnaît sont montrées largement en échec. Elles ne subsistent pas moins, cependant que leur universalité bafouée entraîne qu’elles puissent se mêler à d’autres systèmes de pensée, et aussi bien perdurer héroïquement, que paraître muter.
Un exemple caractéristique de ce genre de mutation (apparente ? réelle ?), qui permet d’anticiper la pensée sécularisée du vingtième siècle, surgit dans le discours de Rodrigue à l’occasion de la réflexion générale impliquant la morale catholique traditionnelle qu’il adresse à Sept-Épées, au moment où le terme « capitaliste » surgit inopinément dans sa bouche. Cet anachronisme provocateur est placé à la pointe d’une discussion sans issue où le vieil homme et sa fille confrontent des modèles de société inconciliables. Le père tient pour la modernité de son temps, c’est-à-dire l’expansion illimitée de la conquête américaine, et (déjà !) la mondialisation (« j’ai à faire un monde » III, 3, « Je ne puis assurer la paix si vous ne me donnez le monde entier » IV, 9), tandis que Sept-Epées voudrait le pousser à ranimer l’ancestrale lutte contre l’Islam[12]. La jeune fille finit par admettre la valeur de la pensée de son père, tout en déniant qu’elle soit le fait d’un esprit chrétien. Une telle défense, bien évidemment, doit paraître ruineuse :
Don Rodrigue – […] Dis-moi un peu, mon enfant, qui a rendu le plus de services aux pauvres fiévreux,
Le médecin dévoué qui ne bouge pas de leur chevet et qui leur tire du sang et qui leur ôte la vie pour les guérir au péril de la sienne,
Ou cette espèce de propre-à-rien qui ayant eu un jour comme ça
Envie de l’autre côté de la terre,
A découvert le quinquina ?
Sept-Epées – Hélas, c’est le trouveur de quinquina.
Don Rodrigue – Et qui a délivré le plus d’esclaves,
Celui qui ayant vendu son patrimoine les rachetait un par un,
Ou le capitaliste qui a trouvé le moyen de faire marcher un moulin avec de l’eau ?
Sept-Epées – Chacun sa manière ! Ce n’est pas tant de faire du bien païennement[13] à nos frères et soeurs qui nous est recommandé
Que de faire ce que nous pouvons, d’aimer les captifs et les souffrants qui sont les images de Jésus-Christ et de poser notre vie pour eux. (IV, 8)
L’argumentation de Rodrigue, qui culmine dans la mention des bienfaits du « capitalisme »[14], invite clairement à créditer le passé de conceptions modernes. Quant au moulin à eau qu’il mentionne et qui est, certes une invention de l’Antiquité, c’est un exemple choisi apparemment tout exprès pour s’opposer au « moulin à bras », métaphore moderne de l’esclavage humain (Marx). Déjà le Vice-Roi de Naples de la Deuxième Journée, personnage qui semble inspiré, lui, des réflexions de Max Weber sur la figure du chef charismatique, se souvient des thèses célèbres de cet auteur sur l’éthique protestante et l’essor du capitalisme moderne, encore que ce soit de façon paradoxale. En effet, dans la scène II, 5 où[15] voix lyriques et engagements polémiques se mêlent non sans partialité proclamée, le Vice-Roi infléchit négativement la pensée du grand sociologue. Il associe au protestantisme une valorisation toute profane de l’utile (« Séparant du ciel la terre désormais mercenaire, laïcisée, asservie, limitée à la fabrication de l’utile » II, 5), qu’à ce titre il rejette, amorçant un vaste mouvement de clôture de l’univers catholique, que dans la Quatrième Journée Sept-Epées à son tour cherchera à valider. Pour le Vice-Roi de Naples, grand personnage bien de son temps, homme de guerre, négociateur, mécène, et qui se veut avant tout catholique romain, la valorisation de l’utile apparaît donc d’avance comme l’idolâtrie postchrétienne par excellence. Il lui oppose l’idéal ancien du service, trouvant son plus haut accomplissement dans la louange (l’art).
Or c’est précisément une éthique de l’utile – effectivement associée à une société laïque – qui a resurgi dans le plaidoyer de Rodrigue que nous venons de lire, mais cette éthique y est affublée de traits positifs ! S’il apparaît impossible de contrer l’argumentation du vieil homme, c’est qu’il montre que le capitalisme permet de réaliser précisément l’idéal de charité où le christianisme a voulu se reconnaître à toutes les étapes de son développement.
La ferveur que l’auteur attache au discours du Vice-Roi de Naples ne l’empêche donc pas du tout d’en retourner ultérieurement le propos quant il fera parler Rodrigue. Naviguant, d’une part, entre le service du prince et celui de l’Église caractéristique d’un système modelé par la féodalité et, d’autre part, « la fabrication de l’utile », que le Vice-Roi disqualifie en l’associant au protestantisme, mais que vantera finalement Rodrigue au nom des « services » (IV, 8) qui pourront être rendus grâce à l’amplification du progrès technique, Claudel a été sensible, comme déjà dans la trilogie, aux tensions générées par les crises internes de notre société : c’était la Révolution dans L’Otage, ce seront dans Le Soulier de satin non pas la Réforme qui demeure honnie, mais l’avènement du progrès et des idéaux philanthropiques favorisés par l’essor de la science, auquel Rodrigue fait confiance (c’est ainsi qu’il fait allusion aux valeurs curatives du quinquina découvert en 1630 par don Francisco Lopez, et à celles de la quinine découverte en 1820 par Pierre Joseph Pelletier).
Nous voyons donc que ce qui ne passe pas, et qu’on peut donc aussi bien rappeler qu’anticiper, ce n’est pas seulement la sinistre propension de l’espèce humaine à se massacrer que tout conflit réveille inévitablement, a fortiori s’il est civil, c’est aussi, au niveau supérieur de son développement, le potentiel positif dont Claudel associait la fécondité au charisme du christianisme et qu’il croyait les autres civilisations incapables de fournir (« Tous ces bancs palpitants de frai humain, plus populeux que les morts » I, 6). De telles conclusions lui ont permis de prendre en compte positivement la constante du changement dans l’Histoire (formulée explicitement comme telle dans L’Otage), autrement dit d’envisager l’Histoire sous l’angle de la vie renaissante et non seulement comme perpétuation d’un cycle s’achevant par la mort.
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Sygne de Coûfontaine défend la doctrine du service contre le héros de la modernité, l’abominable et intéressant Turelure. Or, c’est précisément le rôle tenu par l’homme du Tiers que se voit attribuer le noble Rodrigue dans la controverse qui l’oppose à sa fille, laquelle reprend à son compte l’attachement aux valeurs traditionnelles qui définit Sygne.
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La stigmatisation du protestantisme est peu perceptible dans les propos de Sygne, encore que la déchristianisation révolutionnaire ne s’y profile pas pour rien sur la rupture des guerres de religion[16]. En revanche, elle se présente comme un thème d’actualité dans Le Soulier de satin : les luttes religieuses sont consubstantielles à l’époque où se déroule le drame, mais surtout la Réforme y tient le rôle d’hérésie moderne. C’est à ce titre que le Vice-Roi de Naples stigmatise les « tristes réformateurs » (II, 5) et sans doute aussi que le Père Jésuite, qui évoque conjointement l’Islam et l’hérésie, juge la seconde « pire » que le premier (I, 1).
La polémique contre les protestants est au contraire désactivée au cours de la scène de la Quatrième Journée, qui oppose Rodrigue à sa fille. Pour elle, seule compte la menace de l’Islam. Ces variations peuvent surprendre. Fernand Braudel a montré qu’elles font système : « dans tous les pays chrétiens, la ‘turcophobie’ <est> toujours prête à se manifester dès que s’apaisent les conflits internes »[17]. Pour Sept-Épées, la menace turque devrait faire taire les rivalités internes des chrétiens. Elle leur reproche de « se battre vilainement entre eux » (IV, 3) au lieu de libérer leurs frères captifs des « bagnes de Barbarie ». Tous ces discours partisans ont ceci de commun qu’ils semblent se situer sur d’indubitables lignes de fracture du christianisme, alors que le drame voudrait les intégrer. L’unité utopique que poursuit Rodrigue est significativement un concert de forces antagonistes (comme en témoigne la politique anglaise qu’il préconise). Pélage, quant à lui, déclare la lutte contre les Maures indispensable à l’Espagne, et Saint Boniface rappelle après saint Paul qu’« il faut qu’il y ait des hérétiques » (III, 1. Cf. infra note 19).
Pour Sept-Épées, la résistance contre l’Islam se définit comme une sorte d’utopie chrétienne antérieure à la Réforme, aussi comprend-on pourquoi elle ne parvient pas à placer l’enjeu de sa discussion avec son père là où elle le voudrait. Rodrigue s’intéresse en effet à l’articulation de l’ancien monde chrétien et de la société moderne « païenne » (selon la terminologie que Claudel réserve aussi à son propre usage), c’est-à-dire pour le moins postérieure à la Réforme. Quand il tente d’expliquer à Sept-Épées de quelle façon « la mélodie de ce monde » (III, 1) est en train de changer (comment mieux exprimer le sentiment qui prévalait au lendemain de la guerre de Quatorze ?), elle répond d’un mot – « hélas ! » – qui exprime une nostalgie dont les tenants et les aboutissants lui échappent. Cependant nous comprenons peu à peu qu’elle déplore que puisse disparaître, du fait de changements affectant la société tout entière, l’intrication entre la valeur symbolique de l’acte charitable (soigner les malades, racheter les captifs) et son implication socio-économique (Cf. la vocation des grands ordres charitables et guerriers). C’est que la mentalité quantitative que prône Rodrigue (« …qui a rendu le plus de services ») va à l’évidence l’emporter sur l’économie de qualité qu’elle voudrait maintenir au contraire (« chacun sa manière ») contre la tyrannie d’un ‘progrès’ indexé sur le taux de rendement.
Les anachronismes que Claudel met dans la bouche de Rodrigue font prendre la mesure de déplacements historiques qui ont configuré de façon déterminante la vie actuelle. En fait, il prononce un véritable plaidoyer pour la sécularisation de la société quand il évoque perfidement les plus vénérables exemples de charité chrétienne (soigner les contagieux au péril de sa propre vie – et les tuer ! ricane-t-il en dessous -, vendre ses biens pour racheter les esclaves « un par un »), mais pour leur opposer victorieusement le « trouveur de quinquina » ou « le capitaliste qui a trouvé[18] le moyen de faire marcher un moulin avec de l’eau » et qui, s’il n’éradique évidemment pas immédiatement l’esclavage, en réduit le poids. La réponse de Sept-Epées réaffirme une position traditionnelle qui sans doute paraîtrait juste à bien des lecteurs du Soulier de satin, si elle n’était proche de l’immobilisme que prône l’inénarrable Léopold Auguste :
Ce n’est pas tant de faire du bien païennement à nos frères et soeurs qui nous est recommandé
Que de faire ce que nous pouvons, d’aimer les captifs et les souffrants qui sont les images de Jésus-Christ. (IV, 8)
De ces « images de Jésus-Christ », la Première Guerre venait d’apprendre aux lecteurs du Soulier de satin que la société moderne entendait faire de la chair à canon. Les spectateurs de 1943 en sauront plus encore. Le port de l’étoile jaune avait été imposé pendant l’été 1942, symbole dorénavant associé à la shoah, que Claudel nommera ‘holocauste’ avec son temps et qu’il rapprochera dans son œuvre tardive des crimes de Pharaon, qui lui avaient déjà servi à caractériser « l’extermination » (I, 6) des Indiens.
Avec l’exemple du « trouveur de quinquina », Rodrigue rappelle que la science modifie l’idée que l’homme peut se faire de sa condition ici-bas. En associant l’antique moulin à eau au développement capitaliste, il pointe le rôle que joue dans le processus de mondialisation économique l’essor de la technologie. On retiendra donc qu’en préconisant des remèdes capables d’intervenir à l’échelle des masses, Rodrigue prend en compte le paramètre pharaonique du monde moderne, réapparu précisément dans ce Nouveau Monde où la civilisation chrétienne sera mise à mal par le progrès qu’elle génère. Quant à Sept-Epées, si son avertissement semble prophétique, ses conceptions nostalgiques manifestent une contradiction indépassable au niveau individuel où se situe la morale, qui seule l’intéresse.
Claudel a résolu cette difficulté en modifiant l’échelle de la représentation. Dans la scène de l’église Saint-Nicolas de la Mala Strana, il soustrait au débat de ses personnages fictionnels le problème de la destinée de la chrétienté en guerre contre elle-même, entraînant la destruction de ses valeurs. Ce débat, il le confie à de grandes voix lyriques, des sortes d’allégories supra-individuelles qui soutiennent la prière pour le monde futur que prononce Musique (les quatre Saints qui offrent leur écho grandiose à cette prière sont des statues qu’anime la prosopopée, des ‘rêves de pierre’ en quelque sorte, selon l’image du célèbre sonnet de Baudelaire). Supposant à la manière des gnostiques une destinée propre à chaque peuple, Claudel place le « brouillard » de l’Allemagne[19] et sa neige hivernale (« Tout ne fait plus qu’un là-dessous, les catholiques et les tristes protestants » III, 1) au centre symbolique de l’Europe nouvelle :
C’est pourquoi à ce moment où l’Europe conquiert la terre, […] Dieu a mis cette contradiction [les Saxons] au milieu d’elle. (III, 1)
Appartenant au discours épiscopal prononcé au lendemain de la bataille de la Montagne Blanche où les Impériaux catholiques ont vaincu les protestants indépendantistes, cette observation vaut évidemment aussi pour le vingtième siècle. Directement à la suite de l’évêque de Prague, Musique médite sur
les morceaux enchevêtrés de <la> chrétienté en débâcle. (III, 1)
Conquête, débâcle : il s’agit ici des deux versants d’une seule réalité exprimée de façon concertante : la Renaissance, qui voit l’avènement de la chrétienté conquérante, entraîne inévitablement à plus ou moins long terme l’effacement du christianisme. On ne saurait attacher trop d’importance à ces idées que le discours tour à tour euphorique et critique du Roi d’Espagne a développées au Premier Acte. L’opposition de la chrétienté en expansion et du christianisme en régression prend une importance décisive dans un monde désormais irrévocablement moderne : l’Europe « qui conquiert la terre » exerce aussi bien contre elle-même que dans ses colonies la volonté de dominer la chrétienté issue d’un christianisme désormais émancipé et morcelé. On est loin de l’harmonie dont Rodrigue a envisagé en vain la possibilité : « tous ces peuples travaillés par l’hérésie, puisqu’ils ne peuvent se retrouver par leurs sources, qu’ils s’unissent par leurs embouchures ! » (IV, 9).
Cependant, Le Soulier de satin a beau signaler les tensions, dissensions, récessions qui divisent et affaiblissent le monde chrétien – en les minimisant, il est vrai, par des effets de sourdine importants, car les idées de Rodrigue sont celles d’une Espagne triomphante -, il a beau blâmer le recul des moeurs civilisées dans les colonies et laisser entendre qu’il s’étaie sur la barbarie européenne – évoquée (côté catholique) par les têtes coupées exposées à Prague (III, 1) et (côté protestant) par « la sanguinaire Elisabeth » (IV, 4) -, la doctrine du drame n’en paraît pas moins optimiste. Il y a là matière à réflexion.
Au freinage que Sept-Epées souhaite imposer à la transformation de la société, Musique enceinte répondait d’avance dans sa longue méditation hivernale :
Mon Dieu, qui êtes aujourd’hui !
Mon Dieu qui serez demain, je vous donne mon enfant […]
C’est en lui que je […] tends les mains de toutes parts à ces peuples qui ne sont pas encore.
Qu’ils sentent ma chair avec leur chair et dans leur âme mon âme qui ne fait aucun reproche à Dieu mais qui dit violemment Alléluia et merci ! (III, 1)
Et pourtant, l’hiver n’en finit pas à Prague. Il y fait tellement froid qu’on en vient à scier les statues de bois des églises pour se chauffer. Entendons que la conquête euphorique du Nouveau Monde (II, 1) ou sa découverte exaltée (II, 12) correspondent en réalité à la glaciation historique[20] qui fige l’Europe chrétienne en son centre, un hiver que Saint Boniface considère courageusement comme une « négation confirmatrice ». Cependant, on ne sait quelle prédiction destine le fils de Musique à mourir « avant trente ans » (IV, 3). La future mère ignore cette menace qui plombe rétrospectivement sa louange extasiée du monde de Dieu. C’est que, en dépit de la ‘musique d’avenir’ résonnant avec une bienheureuse foi dans l’église de la Mala Strana, l’auteur du Soulier de satin n’entend pas dénier l’existence du malheur et du mal présents, comme l’indique la double allusion mise en exergue du drame, pointant la nature pécheresse de l’humanité et les voies tortueuses de l’Histoire.
Au fil des vies qui passent sous nos yeux, les variations du thème de la souffrance sont traitées en fonction de points de vue internes divers et, pour certains d’entre eux, situés hors de la perception habituelle de l’espace et du temps, ce qui permet de proposer des représentations dégagées des particularités individuelles. Aux différents niveaux naturels et culturels où l’action se joue, ce thème de la souffrance prend des formes symboliques universelles, qui s’étendent très au-delà des conceptions religieuses que Rodrigue et Prouhèze incarnent. Ce seront la « miséricorde d’Adonaï »[21], qui s’étend à toute nuit en nous et hors de nous, qu’apaise la Lune ou que pacifie la neige déroulée par les Anges ; la projection dans le ciel étoilé d’un point de fixation désensibilisé offert à la douleur des cœurs séparés (Orion-Saint Jacques) ; la compassion de l’Ange qui « comprend » (I, 12) la passion, et celle de Balthazar qui au contraire lui ouvre tout grand le champ du monde extérieur ; les moqueries réitérées se gaussant du « mal d’amour » (I, 14) ; les tourments et les plaintes de l’Ombre double ; enfin, tous les zoom sur l’âme troublée, sommée de réagir quand elle est blessée (la médication de Pélage) et de se convertir quand elle blesse (Camille interpellant Prouhèze).
Le mal que la société fait peser sur sa marge n’est pas oublié, bien que la représentation de ses effets demeure à la limite de l’audible. La Bouchère misérable et flouée est emblématique à cet égard. Son agonie est simultanément montrée et effacée : déniée par la malheureuse (« Non, non, je ne suis pas fatiguée » IV, 10) laissée éloquemment sans secours. Quand Sept-Epées prétend : « Je sens directement avec mon cœur chaque battement de ton cœur », une indication en marge du scénario glisse : (Ici la Bouchère se noie).
Impossible de « comprendre » cette mort dans la fresque d’ensemble du drame si l’on ne s’avise qu’au niveau de la banale réalité qu’indexe ce petit personnage, Le Soulier de satin, loin d’amplifier les répercussions douloureuses des malheurs évoqués tout au long de son déroulement, les étouffe au contraire presque complètement. L’attitude morale que ce parti suppose est d’ailleurs thématisée, représentée : à l’est de l’Europe, où sévit la guerre de Trente Ans, « les pauvres gens » soumis aux misères du temps (« Ce n’est mie pour toujours ! » III, 1, soupirent-ils), sont « réveillés » par un Saint Nicolas énergique et tonique qui exige d’être fêté comme en temps de paix. Les saints évêques historiques, qui regardent le monde du haut de leur abri dans l’église de la Mala Strana, enveloppent péchés, maux et discordes dans les volutes pacifiantes du haut langage, tandis que les allusions faites au discours brûlant de ‘l’évêque des Indiens’ sont, celles-ci, bien trop rares et imprécises pour établir son témoignage, nous l’avons vu. Même remarque concernant l’antisémitisme, réduit à la taille d’une superstition folklorique absurde ou de préjugés peu reluisants mentionnés comme en passant (IV, 1). L’autocensure règne ouvertement sur l’évocation de la fin de Don Sébastien, mort sous la torture, et la noyade du « beau Duc » (IV, 4) de Medina Sidonia est tournée en blague. C’est que le statut d’exclusion attaché à ceux que la société perd, retranche ou dont elle se voit dépossédée, frappe tout particulièrement leur souffrance, Claudel l’a bien vu. Il placera cette vérité au centre de son Christophe Colomb.
En attendant l’injustice (qui sans doute n’est que justice) faite au Découvreur, la souffrance travaille à petit bruit Le Soulier de satin. Aussi, alors qu’une Europe hégémonique y est reconstituée à l’image d’une société que ses princes veulent croire chrétienne, ou plutôt en hommage à la dernière réalisation grandiose de cette idée que symbolise tardivement la construction de Saint-Pierre de Rome (Cf. II, 5), on prêtera une oreille d’autant plus attentive qu’on sait la fin proche, aux notes dysphoriques éparses qui rappellent que ce monde, tout glorieux qu’il s’affiche encore, n’en est pas moins soumis à la violence, menacé par la sclérose et la misère, et qu’il est surtout, par-dessus tout, profondément dévoyé par son appétit de pouvoir et de richesses[22]. Le constat vaut évidemment aussi pour l’époque où les villes américaines se sont couvertes de gratte-ciel prestigieux, comme le rappelle la préface des Conversations dans le Loir-et-Cher.
Cependant Le Soulier de satin ne propose ni caricatures à piétiner, ni images de substitution à adorer. Ce sont les années jazz, on respire après le massacre, rien d’irréparable, peut-être, n’a encore été commis, et cette fresque catholique oppose victorieusement aux erreurs comme aux succès d’une modernité qu’elle se croit prête à absorber, l’ouverture mystique d’une religion dont il ne semble finalement pas si grave que certains aspects de la société qu’elle informait il y a peu s’affranchissent désormais de sa juridiction. Plutôt que de soutenir ou de renforcer le pouvoir de l’Église par des projets civilisateurs – où « nous n’avons que trop réussi » (III, 9), déplore un Rodrigue entamant son déclin -, le ‘drame espagnol’ se détache toujours plus ouvertement du tissu des événements historiques pour tendre vers l’universalité qui est au cœur de tout homme.
Utilisée à cet effet, la comédie que monte le Roi d’Espagne au dernier Acte – tout d’abord assez piquante – a une issue triste. Elle confronte chaque spectateur à l’angoisse que génère le délitement des idéaux. Vertu, beauté, amour, et la foi de la jeunesse passée ne laissent derrière eux, semble-t-il, que souvenirs sans force et larmes nombreuses à en « nourrir la mer » (IV, 8). En fin de compte, le public du Soulier de satin est mis en demeure de regarder en face la finitude de la condition humaine, comme (en contrepartie ?) de se livrer à la profusion et à la beauté béante du monde créé, que Rodrigue découvre in extremis. Donc, après tant d’héroïsme, d’exaltation lyrique et de joyeuse blague, une ascèse est demandée, mais aussi une ouverture est offerte, qui conduit à l’abandon de soi, tandis que les choses suivent leur cours.
*
J’aimerais maintenant étendre cette réflexion aux perplexités que n’a pu manquer de susciter chez Antoine Vitez la vision de l’Histoire, qui se manifeste par le biais des intérêts que poursuivent les personnages mêlés ici ou là aux affaires du royaume catholique. Aucune scène n’est à cet égard aussi engagée dans les paradoxes que celle des radieux conquistadores dont les propos scandaleux ouvrent la Deuxième Journée. Vitez l’a omise. Il aurait pu la raccourcir (trop longue) ou la représenter en charge (trop ambiguë). D’autres le feront. Pourquoi l’a-t-il éliminée entièrement, renouant apparemment avec Barrault, au risque de perdre l’unité d’une œuvre, dont son interprétation postulait justement la valeur essentielle ?
– Quelles positions idéologiques s’affirment-elles dans cette scène chorale ? quelle forme de société coloniale présente-t-elle ? justifie-t-elle ? s’est certainement demandé l’éminent metteur en scène, dont nul n’ignore que le cœur penchait à gauche. C’est que, moins distincts encore les uns des autres que les disciples du Vice-Roi de Naples, les personnages qui y grouillent, rêvant de revêtir tous la couleur de leur bannière (métaphore de la pensée unique), y développent un thème exécrable dont le refrain (rappelant le consensus guerrier de 1914) aurait pu être : ‘Dieu que la conquête est jolie !’
J’en suis venue à l’idée que Vitez a dû trouver redoutable de montrer la « banalité du mal » (Hannah Arendt). Révélant par le petit bout de la lorgnette l’épouvantable drame sociohistorique qui sous-tend la vice-royauté de Rodrigue, la scène II, 1 impose sans vergogne la convivialité d’un groupe de futurs colons impatients d’exploiter les ‘ressources humaines’ (comme on dit effrontément) du Nouveau Monde. Cette scène développe, y compris dans le domaine de la religion, les idées qui furent très généralement celles du monde chrétien, sans qu’aucun commentaire vienne confirmer pour le spectateur moderne que les futurs compagnons d’un Rodrigue qui se dérobe d’ailleurs, sont en réalité d’infâmes profiteurs, des exploiteurs potentiellement sadiques, bref, des Européens qui détournent cyniquement les valeurs chrétiennes au nom desquelles ils massacreront pour s’enrichir (« Il y a des gens à qui nous allons porter la croix de toutes les façons », s’accusent-ils eux-mêmes dans un accès de lucidité éhontée).
La position d’autorité spirituelle que tient le Vice-Roi de Naples dans une scène chorale similaire est ici laissée vacante. À sa place s’installe une bonne conscience hallucinée cautionnée par un vœu « fait entre les mains de Frère Lopez », personnage plus absent encore que Rodrigue, un vœu qui rappelle celui de Prouhèze, mais dans le ton vif et joyeux de la comédie. Pour un peu, on sourirait de cette caricature : ces conquistadores qui se préoccupent si ardemment de leur apparence – il leur faut à tout prix des vêtements rouges – sont sûrement de grands enfants ? Refermée sur elle-même de manière raffinée, la scène qui affiche une maîtrise ostensiblement esthétique, demeure muette sur la configuration morale où elle s’inscrit.
Au spectateur d’ajuster son regard, de trouver la distance. Mais comment s’y prendra-t-il ? Le rouge festif qu’exigent les bourreaux du Nouveau Monde est décliné exhaustivement jusqu’au violet et au rose avec tant d’entrain et d’assurance unanimes qu’il n’y a apparemment plus d’espace où puisse s’inscrire une ‘seconde voix’ critique. Celle-ci existe pourtant. Il nous revient d’entendre comment la mémoire biblique du poète, active en sous-main, lui inspire l’idée erratique, apparemment frivole, de consacrer toute une scène à des vêtements – « la violence est le vêtement qui les enveloppe » (Ps., 73, 6) -, et à leur teinture, à leur couleur rouge : « Pourquoi donc votre robe est-elle rouge, et pourquoi vos vêtements sont-ils comme les habits de ceux qui foulent dans la cuve ? », demande le prophète (Is., 63, 2). La réponse à cette question est la clé cachée de la scène – « leur sang a rejailli sur ma robe » (Is., 63, 3) -, non moins que la conclusion qu’en tire le livre d’Isaïe : « Nous sommes devenus comme au commencement, lorsque vous n’étiez pas notre roi, et que votre nom n’était pas invoqué par nous » (Is., 63, 19). Autrement dit, des ‘païens’.
Cependant, le spectateur auquel cet intertexte accusateur n’est pas rappelé, a devant lui des êtres actifs, positifs, prêts à payer de leur personne, et bien entendu croyants. Comme Prouhèze, en somme, ils auraient pu protester « moi, j’aime la vie, […] j’aime le bon soleil », etc. (I, 3). Simplement, ce qu’ils préfèrent à tout, eux, c’est « la couleur de Notre-Seigneur sur la croix » (disent-ils), et ils osent le référer, ce rouge[23] qu’ils s’approprient si complètement[24] qu’ils en ont épuisé avant même de quitter l’Europe les réserves disponibles chez le teinturier qui leur fabrique les uniformes accusateurs dont Claudel les affuble – ils osent le référer au Précieux Sang, le symbole de la rédemption chrétienne.
Pour ma part, je ne pense pas qu’un metteur en scène capable de se représenter, même de façon schématique, ce que fut l’exploitation des colonies américaines (Cf. les encomiendas) puisse admettre de faire jouer cette scène de façon burlesque. Ce serait bel et bien trahir l’esprit du texte, car ces hommes qui reconnaissent sans gêne qu’ils vont porter la croix aux Indiens « de toutes les façons » sont avant tout des hommes quelconques, de bons vivants comme tout un chacun, des gaillards plus ou moins fins, mais pas des comiques. Ce sont en quelque sorte des échantillons normaux de leur (si l’on peut dire) profession, qui se montrent enjoués loyaux, et sympathiques en somme, à ceci près que, non contents d’en plaisanter entre eux, ils osent requalifier en termes de travail les crimes qu’ils s’apprêtent à commettre. Une ‘saison de machettes’ que l’Europe a étendue sur plusieurs siècles.
Le metteur en scène qui ridiculiserait ces conquistadores (Cf. Léopold Auguste) ou qui ferait d’eux des marionnettes grotesques (Cf. Bidince et Hinnulus) permettrait au spectateur – « hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère » – de se dédouaner à trop bon compte. Il n’est que de se remémorer le constat effaré du dépeuplement de l’Afrique noire que fera Gide en 1927 – 1928 pour comprendre de quoi parle en fait cette scène, à laquelle Rodrigue n’a pas été soustrait sans raison. Son sens est dans ce qu’elle ne montre pas, ou si peu, et qu’elle ne dit que de façon éclatée, par fragments déplacés : manière classique – Montaigne – de déjouer les défenses du lecteur.
Quel lecteur du Soulier de satin souhaite-t-il vraiment se voir rappeler que la conquête du continent américain et l’implantation sur son sol de la société européenne, qui a fait corps avec cette conquête, ont eu pour corollaire le plus gigantesque génocide de l’Histoire ? ou que, dans les uniformes symboliques qu’invente Claudel, le rouge laïque rencontre la pourpre ecclésiastique (bien que, redisons-le, des voix se soient élevées au sein de l’Eglise pour affirmer les valeurs chrétiennes) ?
Pourtant, le plus scandaleux dans cette scène apparemment entièrement immergée dans la contingence n’est peut-être pas l’insouciance morale, aussi choquante soit-elle, avec laquelle les futurs colons compromettent la Croix dans leur entreprise d’implantation de la civilisation chrétienne (« Ne l’avons-nous pas sur notre dos nous-mêmes, pauvres aventuriers ? »). Nous savons bien que les chrétiens ne seront jamais que des « mal baptisés », comme l’écrit Freud dans Moïse et le monothéisme, expression qui apparaîtra sous la plume de Claudel avec une correction : « mais vous aussi, chrétiens, espèce tant bien que mal de baptisés », les apostrophe-t-il dans L’Apocalypse de saint Jean[25].
Ce qui est au coeur scandaleux de cette scène est l’indifférence devant la souffrance de l’autre, l’attitude même que stigmatise Sept-Epées quand Rodrigue refuse sa proposition d’aller délivrer les captifs : « Mon père, je ne croirai jamais que vous soyez si cruel et si léger » (IV, 8).
Sans doute, Vitez n’a-t-il tout simplement pas tenu à rappeler une réalité dont Claudel dénonce l’horreur par le biais discutable qui consiste à banaliser l’état d’esprit des bourreaux, la crédibilité de leur bonne foi étant justement au centre du problème. En outre, l’allusion biblique du Maître Drapier qui rappelle la traversée de la Mer Rouge n’est pas claire. Sont-ce les Indiens qui appellent ici l’évocation de la perte des Égyptiens ? ou plutôt les Espagnols celle des Indiens ? Les uns et les autres, sans doute. La carrière américaine de Cortez (qui a participé à la fin de sa vie au siège d’Alger) n’a été interrompue par aucune mer Rouge, mais dans le prologue du Soulier de satin le Santiago en train de couler un prêtre attaché à son mât, ou la scène des bandeirantes rappellent les souffrances d’Espagnols… celles mêmes que nos conquistadores mettent en avant pour justifier d’avance leurs iniquités. Quoi qu’il en soit, ce qui est remarquable dans l’allusion biblique que fait le Maître Drapier, c’est précisément qu’elle ne marque pas qui sont les bourreaux et qui les victimes : « Mes ouvriers […] retirent de leurs cuves des drapeaux tout dégouttant d’une sauce plus vermeille que la mer qui a englouti Pharaon »[26]. Il est vrai que sa pensée se précise quand il parle des « couleurs de notre croisade »…
Prendra-t-on en compte ou non que ces références religieuses soient le fait d’un personnage subalterne, qu’on peut supposer peu désireux de fâcher les violents dont il entend bien se faire rétribuer ? Autrement dit, Claudel appuie-t-il le tailleur-drapier ? En fait-il un personnage de bonne foi ? Voilà la ‘lacune’ (Baudelaire) essentielle, ouvertement offerte à la sagacité du lecteur, dans cette scène de comédie qui engage notre civilisation[27].
La ‘loi d’airain de l’Histoire’ et la règle d’or des riches fonctionnaient bien avant le règne du capitalisme moderne, comme Rodrigue le rappellera avec son exemple du moulin à eau. « La Flandre vous a profité, Don Gil ! » : ce commentaire qui suit le constat d’une obésité, nous apprend que parmi les futurs conquistadores certains ont appartenu aux troupes d’occupation du Duc d’Albe, prénommé le « Duc de sang », non sans raisons, on le sait. Claudel pointe là, de nouveau très indirectement, une vérité avérée, mais indésirable : la mondialisation des guerres pratiquée dans l’ombre de la Croix s’est partout associée au pillage. Les bûchers allumés en Amérique pour en extorquer l’or (« l’Europe conquérante »), ont commencé par extirper l’hérésie des Flandres (la « chrétienté en débâcle »), non sans gras profits. La victime peut changer, le rouge-sang, décliné dans toutes ses nuances jusqu’au violet, demeure toujours rouge, comme les personnages qui en prennent la couleur le disent éloquemment, n’osant pourtant prononcer directement le mot « sang » lui-même. Celui-ci fait l’objet d’une réticence étendue à l’ensemble de la scène[28], c’en sera pourtant le dernier. Alors, avec la mention du Précieux Sang, apparaît l’image du fleuve de sang indien dont parle Las Casas :
En rouge ! en rouge ! nous ne partirons qu’en rouge ! C’est un vœu que nous avons fait entre les mains de Frère Lopez.
En rouge ! sous le commandement de M. Don Rodrigue ! Nous attendrons ce qu’il faut. Il y a encore cinq mois avant celui du Précieux-Sang !
L’écoulement des victimes devient le don de Dieu : est-ce bien là le mystère de l’Eucharistie ? Dans un poème paru en 1916, Claudel devance notre incertitude. Au gré de la double métamorphose qui en est le thème, ce texte développe la transformation rituelle du vin de la communion en Précieux Sang, puis, à la faveur d’un chiasme, celle de ce Sang redevenant le « sang précieux »[29] des êtres humains. Précieux pour Dieu, le poète s’en porte garant : c’est sa foi.
Le drame au contraire montre l’indifférence à la souffrance d’autrui. Comment cette carence se manifeste-t-elle ? Là, justement, réside le problème qui se pose au metteur en scène, car l’indifférence est énoncée dans l’indifférence :
C’est comme à la Corrida. Il y a sur notre boule terrestre un côté au soleil et un côté à l’ombre.
La souffrance au grand soleil – c’est-à-dire exposée, visible, mais non regardée – illustre la cécité à laquelle la colonisation s’est condamnée. Certes, Le Soulier de satin ne cache pas que la conquête a eu un prix en vies humaines, mais ce sont immanquablement les bénéficiaires qui abordent le sujet, dans l’optique qui fut la leur. Rodrigue, par exemple, propose un bilan qui passera pour autorisé, sinon même pour légitime. Il est terrible : « Et cent mille hommes sous la terre couchés de l’un et de l’autre côté de ce chemin[30] que j’ai établi témoignent que grâce à moi ils n’ont pas vécu en vain » (III, 11). Sacrifice ou gâchis ? À ceux qui sortaient de la guerre de Quatorze, cette réplique rappelait évidemment un autre « chemin » que la France venait d’arroser par deux fois « en vain » de son sang.
Nous voyons là sur un exemple précis comment les mots qui évoquent la colonisation sont choisis de façon à renvoyer à une mémoire récente. Le chemin-tranchée (la « tranchée de la Culebra » III, 2) rappelle que la politique de mortalité illimitée jadis pratiquée aux Indes a repris ses quartiers en Europe. De même, le quinquina exotique dont parle Rodrigue peut s’associer dans les mémoires à la grippe espagnole. « Les souvenirs des jours de catastrophe au fond de nous virent et s’agitent lentement avec un détail aigu parfois qui se détache et qui fait mal », écrit Claudel dans À travers les villes en flammes[31]. Mais comme les détails, chez lui, n’en sont que par rapport aux scènes d’ensemble où ils prennent place et qu’ils contribuent à mettre en place, si leur acuité les en détache trop nettement, ils font courir à l’équilibre de la composition le même risque que le gaz imaginaire dont parle l’Irrépressible, qui pourrait « détoner au milieu de la pièce » (II, 2), c’est-à-dire compromettre le développement complet de l’œuvre. Considéré à la lumière de ces préoccupations d’auteur, le jeu des superpositions passé-présent pourra donc paraître dangereux. Mais n’est-il pas de toute façon inévitable que les sentiments sombres que suscite le rappel des horreurs de l’Histoire, qu’il soit volontaire ou non, se mettent en travers de la libération apaisée à laquelle tout le drame aspire[32] ? Dès lors, on peut se demander si la sagesse qui en gouverne la haute ambition a conçu une structure symbolique capable de réordonner l’image du monde en vue d’assurer au drame une fin conforme à son projet.
Or tel est bien le cas. Les colonies ne sont pas comparées en vain à la corrida dont les deux côtés inégaux illustrent une injustice constitutive, quasi naturelle (« la gale pour les galeux, peu pour les gens de peu et rien du tout pour les hommes de rien » III, 10). Cette représentation d’elle-même que la société conquérante se donne tous les dimanches, Le Soulier de satin la corrigera par une autre, analogue, sauf sur ceci d’essentiel que, l’axe horizontal ayant basculé, la loi des autres « sur nous »[33] remplace l’opposition des deux côtés des gradins, à côté de nous. C’est l’image du tapis d’Orient qui, redressé, devient vitrail[34].
Le premier qui s’aperçoit de cette disposition verticale est Camille : « les autres éternellement sur nous, j’étouffe ! » (I, 3). Beaucoup plus tard, Prouhèze lui fera écho : « De nouveau la tyrannie sur moi du fini et de l’accidentel ! » (III, 8) Aspirant à une liberté illimitée et frustrés, Camille se révolte et Prouhèze se désole, quand la destinée qui s’impose à Rodrigue est d’être, au contraire, l’agent de la contrainte : « cette multitude avec lui qu’il implique obscurément » (I, 1), « il a mis dessus l’empreinte de son pied et de sa main » (III, 8). Mais bientôt Prouhèze s’entend dire qu’en établissant sa tyrannie amoureuse, elle a servi à le « capturer ». Ainsi le péché qui assujettit « aussi sert » (III, 8). Elle s’en étonne, mais l’Ange proteste : « comment [Dieu] aurait-Il rien fait qui ne Lui serve ? » (Id.) Dans cette constatation apparemment naïve et simple apparaissent les prémices de la fusion des thèmes du service, de l’assujettissement et de l’exploitation, thèmes qui finiront en effet par s’ordonner harmonieusement dans l’esquisse d’un mythe planétaire, après avoir été distingués et mis en tension dans une représentation historique politique du monde, nous l’avons vu.
Prouhèze qui reconnaîtra posséder « un certain pouvoir sur <Camille> » (III, 10) se réjouit amèrement de l’empire qu’elle exerce sur Rodrigue : « qu’il sente sur son front de temps en temps tomber une goutte de cette huile ardente ! » (III, 10). C’est d’elle-même qu’elle parle. En effet :
Cet orgueilleux, il n’y avait pas d’autre moyen de lui faire comprendre le prochain […]
Il n’y avait pas d’autre moyen de lui faire comprendre la dépendance, la nécessité et le besoin, un autre sur lui.
La loi sur lui de cet être différent pour aucune autre raison si ce n’est qu’il existe. (III, 8)
La première des Grandes Odes proposait déjà le même agencement dans le dialogue d’Erato et du poète :
« Ne sens-tu point ma main sur ta main ? » (Et en effet je sentis, je sentis sa main sur ma main !)
Quand finalement l’héroïne passionnée du Soulier de satin cherche l’anéantissement, elle exprimera son désir grâce aux mêmes images, mais orientées désormais en sens inverse : « sur cette chose qui est à toi lève ta main meurtrière ! » (III, 8). Aussi, lorsque elle descend sous la terre – et la scène IV, 8 insiste sur cette relocalisation -, Rodrigue fait-il l’expérience d’être assujetti, ou plutôt affilié à un ordre profond, tout en demeurant inclus dans le monde supérieur : « La mer et les étoiles ! Je la sens sous moi ! » (IV, 11) dira le vieux baroudeur, désormais convaincu d’abaisser son regard. Claudel retrouvera ce thème des deux mondes dans Un Poëte regarde la Croix :
Au-dessus de moi la triste rivière des souvenirs, des images et des idées, suit un cours tourbillonnant et irisé. Je suis ailleurs, au-dessous, un peu plus bas. Substantiellement.[35]
Cependant, contrecarrant le vœu du premier Roi, Le Soulier de satin insiste sur deux des limites qui donnent forme à son univers, et il se garde bien de cacher que ce sont des limitations de l’œuvre elle-même. La question sagace que Sept-Epées pose à son père est à prendre en ce sens : « Est-ce que vous pensez faire disparaître l’inconnu ? » (IV, 8)
Tout d’abord, et il importe de le constater, l’expérience de la joie dispensée in fine à Rodrigue correspond non à l’aboutissement de son utopique programme d’action, mais à l’épuisement de sa vie propre, au moment où il se voit retirer précisément tout moyen d’exercer quelque action que ce soit. Ici, comme plus tard dans l’ultime version restée inachevée de Tête d’Or, Claudel rappelle que l’art, d’une façon ou d’une autre, doit prendre la mort en compte. La défaillance du héros mondialiste aurait pu ramener par défaut à la chimère d’une domination catholique parfaite : Rome et Madrid, comme le voudrait le second Roi qui ne songe qu’à maintenir « de toutes parts autour de <sa> foi une parfaite enceinte » (IV, 4). Mais la réalité que montre Claudel est différente, et là intervient la seconde limite que se donne le drame.
Dans les sociétés européennes, conquérantes à tout va, l’assujettissement réglé de l’autre et à l’autre, sur lequel s’était construit le monde chrétien, devient un objectif illusoire dès lors qu’il s’agit des populations sacrifiées qui demeurent sans affiliation. Rodrigue peut toujours saluer la justice exceptionnelle dont Almagro fait preuve « pour les Indiens et les nègres » (III, 3), elle est pourtant sans valeur à ses yeux, puisqu’il éradique sa colonie sans manifester aucun regret, bien au contraire. Il en va de même pour ce que nous appelons aujourd’hui le quart-monde. À la proposition que lui fait sa fille de libérer les malheureux prisonniers, Rodrigue objecte : « C’est les larmes sur mes mains qui m’embêtent. Je n’aime pas qu’on me pleure dessus » (IV, 8). Non pas que le lien de la gratitude l’inféoderait à « un autre sur lui », comme le pense un peu rapidement Sept-Épées qui croit que les puissants et ceux que leur politique sacrifie sans trop s’en apercevoir appartiennent au même monde. Qu’elle se trompe sur ce point, comme le prouvera l’épisode de la mort de la Bouchère, le père le signifie en empruntant une expression qui, justement, n’est pas de leur monde, le sien et celui de sa fille (‘pleurer dessus’).
Il faut le rappeler, l’état d’esprit de Rodrigue, quand il discute avec sa fille, ne correspond pas aux positions que Claudel a soutenues pour son compte. Il n’est tout à fait ni avec le père, ni avec sa fille. C’est donc ici la pensée de l’œuvre en devenir qui affleure, certes marquée du sceau de la réalité et de l’Histoire.
Réquisitionné par le Roi, Rodrigue demeure au pouvoir de Prouhèze, laquelle fait soumission à l’Ange qui « lui pose le pied sur le cœur » (I, 12) par l’intermédiaire de ses deux tristes mariages. De façon générale, c’est en subissant des épreuves redoutables, mais non pas annihilantes (une « grande injustice » II, 8), que les personnages trouvent leur affiliation dans un monde ordonné à un chef suprême : « le bien du Roi, cette terre que j’ai faite et qui lui appartient » (III, 3), précise Almagro. Mais pour les héros qui entendent l’appel de leur âme (« un de ces appels silencieux dans le secret de la chapelle intérieure » III, 11), toute la belle architecture du « bâtiment monarchique » (IV, 4) doit paraître inaboutie, inessentielle. Effectivement, à mesure que le dénouement approche, le drame s’intéresse toujours davantage à manifester les faiblesses grandissantes d’un ordre issu du Moyen Age[36], et qui n’a de cesse de faillir à cet « horizon mystique » (III, 8) sur lequel le vieux Rodrigue projette pour sa perte son rêve d’unité chrétienne. Sa résidence royale à Panama, dont le plafond écroulé « laisse voir les lattes » (III, 9), annonce le palais du Second Roi, édifié sur l’onde et qui « avec ses miroirs et ses peintures se soulève et craque » (IV, 4).
Bien loin d’être assujettis, comme Almagro ou sa caricature, le courtisan Ramire, les peuples de l’Amérique indienne sont au contraire utilisés. La « terre asservie » dont le Vice-Roi de Naples parle en image se trouve là, réellement. Longtemps, le drame ne peut pas formuler sans passer par une allégorie profane – la corrida – l’inassujettissement où est laissée la relation avec les peuples païens, c’est-à-dire non chrétiens (… qu’on prétend hypocritement christianiser, dénonçait l’évêque des Indiens, qui refusait la communion aux conquistadores criminels monstrueux. Pour ces derniers, ni pour leurs victimes, nulle illumination : le tapis ne se redresse pas vitrail).
Toute protestation restera inutile. L’injustice liée à l’origine ethnique, économique et culturelle est un fait que le rôle de la scène des conquistadores est de manifester sans le problématiser[37]. Le scandale qu’entraîne l’existence de cette injustice dans un monde chrétien sera mis en lumière dans la Quatrième Journée : c’est l’absence de reconnaissance. Puisque « tous ces peuples qui attendent » (III, 8) sont « sans admission » (comme le dit admirablement la première des Grandes Odes), ils demeurent aussi invisibles et inaudibles que les chrétiens captifs des Barbaresques abandonnés à leur sort : « Et pendant que vous regardez le Ciel, vous ne voyez pas le trou à vos pieds, vous n’entendez pas le cri de ces malheureux qui sont tombés dans la citerne sous vous[38] » (IV, 8). Si les malheureux sont « au fond », « dessous », encore faudrait-il que Rodrigue, comme le lui intime sa fille, s’aperçoive d’eux pour qu’il puisse incarner « la loi sur eux » d’un « être différent » (III, 8). Mais quelle loi et quelle différence, quand le Vice-Roi qui a conquis les Philippines après avoir gouverné les Indes, n’est plus qu’un vieil aventurier sans attaches, un amateur de paradoxes vains ? Tout sauf un prince, assurément, et pas davantage un prêtre, un saint, ou un martyr[39], mais juste quelqu’un qui n’aura pas détourné son regard, contrairement à ce que lui reproche Sept-Epées. L’Ange affirme en effet : « Ce n’est pas Rodrigue qui apporte Dieu, mais il faut qu’il vienne pour que le manque de Dieu où sont assises ces multitudes[40] soit regardé » (III, 8). Formule pour le moins alambiquée, pensée apparemment diluée, qu’on peut croire prudente. – Il me semble plutôt que l’incroyable extension des repères spatiaux d’une oeuvre couvrant le « monde entier », entraîne qu’au moment où son rêve d’universalité est sur le point de prendre vraiment corps, elle se découvre en attente de signification, ouverte.
Rodrigue revient en Espagne en vagabond ? – Façon de dire que le Roi se moquera bien désormais de le réassujettir, et lui de fournir de nouveaux sujets au Roi. En soulignant le mode d’existence précaire du vieux héros, Claudel le transforme en être « sans admission », en exclu : un de ces dégâts collatéraux du système, dont la présence n’est pas propice à l’image que les chrétiens se font d’eux-mêmes et qu’il va donc s’agir de soustraire à leur vue (c’est le rôle social de la bonne sœur de la dernière scène). En fait, son périple oriental lui a fait rejoindre les « multitudes » (III, 8), c’est-à-dire « cette plus grande part de l’humanité dont vous avez convenu de vous passer et pour laquelle le Christ aussi cependant est mort » (I, 3). La sévère semonce adressée ici aux chrétiens – ceux de la métropole, ce n’est pas indifférent – est émise par l’une des rares voix que la pièce autorise à prononcer le nom du Christ, celle d’un « apostat » (III, 10) : Camille.
Se sachant près de mourir, Camille va proférer un ultime avertissement. L’oeuvre alors sera confrontée directement à une extériorité dont les personnages catholiques se tiennent à distance. D’avance, Prouhèze avait défini le « renégat » comme un de ces païens ‘assis dans le manque de Dieu’ dont l’Ange lui parlera plus tard. Le « renégat », dit-elle à Camille en employant un terme d’époque, « est comme s’il n’était pas » (I, 3). Aussi est-ce Camille qui la menacera : « Mourez donc par ce Christ en vous étouffée / Qui m’appelle avec un cri terrible et que vous refusez de me donner ! » (III, 10)
La violente malédiction de Camille ne vise pas seulement Prouhèze. Elle engage à formuler l’hypothèse suivante : Vitez aurait supprimé les conquistadores rouges, parce que, faisant désespérer du christianisme, leur cynisme soumet l’œuvre à une épreuve qui n’aurait de sens pour le lecteur que si le catholicisme réclamé par le renégat existait, englobant, au lieu de la piétiner et de l’exploiter, cette « part de l’humanité […] pour laquelle le Christ aussi cependant est mort » (I, 3). Au lieu de quoi, faute de quoi, quand enfin Prouhèze cesse de se cramponner à son idole, Camille est sacrifié par la politique du Roi d’Espagne[41]. Le conquistador, quant à lui, s’est éloigné, et la citadelle a sauté. La mise à l’épreuve d’un catholicisme africain n’a pas eu lieu. Comme le craignait Pélage[42], la rencontre avec l’Afrique sera manquée. La décolonisation violente a commencé[43]. Au cours de la Quatrième Journée, le monde lui-même se transforme et rejoint l’idée moderne que peut s’en faire le lecteur. On n’y parle plus que de l’homme, de la terre et du Ciel :
Il n’y a pas d’autre mur et barrière pour l’homme que le Ciel ! Tout ce qui est de la terre en terre lui appartient pour marcher dessus et il est inadmissible qu’il en soit d’aucune parcelle forclos.
Là où son pied le porte il a le droit d’aller. (IV, 8)
La planète entière est en cause. Assujettie à la civilisation humaine, ou asservie aux intérêts de ceux seuls qui ont su occuper les bonnes places au spectacle de la corrida ? Voilà la grande question que l’époque des conquêtes et de la première mondialisation a léguée à la société (encore) chrétienne ou (déjà) postchrétienne qui s’est réalisée au travers des deux guerres mondiales.
Quel est donc ce « droit de l’homme » que Rodrigue revendique ? Pour Claudel, si c’est bien lui qui parle ici par la bouche de son personnage, l’homme n’en exige réellement qu’un seul, celui qui lui fut octroyé au soir du sixième jour. La Genèse affirme que la terre et les animaux seront « assujettis » par l’homme (I, 28), tandis que les végétaux devront « servir » de nourriture « à tout ce qui remue sur la terre » (I, 29 trad. Fillion). La grande opposition entre assujettissement et asservissement a donc sa place à l’origine de la cohésion du monde vivant, et Claudel a trouvé sa formulation caractéristique dans sa Bible bilingue. Il l’a transposée aux peuples conquérants et aux « multitudes assises », les premiers destinés à marcher « sur », « dessus », « au-dessus », les secondes immobiles et assimilées à des végétaux piétinés, étant « de la terre en terre ».
Mais la figure du Rodrigue asiatique qu’anime poétiquement l’Ange sous les yeux clos de Prouhèze apparaît mystérieusement détachée de celle du conquérant espagnol. Le voici « en marche pour retrouver l’éternel » (III, 8). Une telle image n’appartient plus au registre de l’utopie, elle confère à l’œuvre une présence religieuse : la voix de l’Ange prophétise que les « peuples obscurs et attendants » de « la région antérieure au matin » (Id.) seront tirés hors de l’invisibilité où ils sont plongés. Parce qu’elle est abandonnée à elle-même, l’Asie (« l’horizon mystique si longtemps qui fut celui de la vieille humanité ») symbolise aussi le peuple des morts qui attendent (« l’autre monde, le même »), et Rodrigue en reviendra marqué, comme l’Empereur du Repos du septième jour remontant des enfers. Cette évocation prophétique clôt une scène onirique qui déplace l’action du drame hors de son cadre historique et social.
Cependant la présence de l’Ange s’efface, et c’est de notre terre en fin de compte qu’il s’agit, une planète matérielle que Le Soulier de satin ne destine en aucune manière à survivre éternellement au « droit » (IV, 8) que l’humanité exerce sur elle, « cette démolition avec nous des immenses réserves de la création » (III, 1), le dernier mot du drame étant « L’espace du moins est resté libre et vacant » (Id.).
*
Le progrès, pour Claudel, n’est pas le quinquina (ou la pénicilline), le moulin à eau (ou les turbines électriques), le capitalisme (ou la démocratie), c’est la progression de la « démolition » qui rapproche le monde de sa fin, c’est-à-dire de sa cause première, de son principe. Dans la mise en forme d’une Histoire ainsi conçue, l’anachronisme – « futura olim »[44] – permet de regrouper des événements en fonction de la signification qu’on leur attribue. Mais son rôle est plus secrètement d’animer, entre le refus et l’espoir, la tension qui renaît tant que dure le vieux fonds. C’est ainsi que Sept-Épées qui se mobilise contre la séduction des idées nouvelles tire dans un sens, tandis que Rodrigue qui dénonce l’obsolescence de la tradition et qui se projette à grands pas sur la planète, pousse dans l’autre. Le drame esquisse cependant deux possibilités d’échapper temporairement à ce va-et-vient de « perfectionnements » et de « dégradations que comportent le temps et les circonstances »[45] et qui n’est pas moins consubstantiel au monde créé que ne le sont, pour les êtres vivants, les deux temps de la respiration. D’une part, figurée par une femme enceinte, la Musique, c’est-à-dire tout ce qui, éludant les catastrophes inévitables et les désastres sans issues, fait croître l’avenir humain et y croit. D’autre part, l’aventure de l’âme exprimée dans les métaphores de l’amour. Au mépris de la voie ouverte par Prouhèze, Rodrigue tentera longtemps de se libérer du péché de la conquête en se tournant vers l’utopie d’un progrès illimité vers l’unité. Puis, grâce à l’amour d’outre-tombe qu’elle lui prodigue, il finira par trouver la place qui lui a été destinée. Un salut ‘minuscule’ (Michon) l’attend à la porte d’un couvent de femmes. Et le drame s’achève en débarrassant celui qui fut le sujet de deux grands rois catholiques, des tentations exorbitantes de son temps, qui deviendront bien plus encore celles du nôtre.
Détruisant l’ancienne relation de service au profit d’une violence sans contrepartie, porteuse de mort et de corruption, les conquistadores monocolores exigent pour chef un Rodrigue significativement absent. Leur présence scandaleuse tient lieu de contrepoids à la foi qui anime le Soulier de satin.
Une dernière question se pose en effet : faut-il faire grief à Claudel de n’avoir pas dénoncé explicitement l’horreur de la guerre et les horreurs de la conquête ? Devait-il fermer les yeux à moitié sur le mal institutionnalisé comme le fait son héros[46] ? Pouvait-il se contenter d’annoncer, en jouant la carte de l’optimisme, que « le pire n’est pas toujours sûr » ?
[1] Claudel qui célèbre la victoire des Impériaux dans Le Soulier de satin, a condamné le traité de Versailles parce qu’il mettait définitivement fin à la vieille Europe des Habsbourg (Voir Václav Černý, « Claudel et la Bohême », CPC 9 « Prague », Gallimard, 1971, pp. 64 – 65).
[2] Ce n’est pas pour se taire et se retirer du monde, affirme Rodrigue confronté à l’évanescence de l’art du Japon, qu’il a « rompu un continent par le milieu » et « passé deux mers » : « C’est parce que je suis un homme catholique, c’est pour que toutes les parties de l’humanité soient réunies » (IV, 2). La vision de l’avenir prêtée à Rodrigue, mais que le poète développe et stylise pour son compte sous le nom de « cathédrale des jours futurs » dans « Samedi » des Conversations dans le Loir-et-Cher, porte les couleurs irréelles de l’utopie, quand bien même Claudel s’en défend, préférant parler de rêverie. Cette cathédrale, « c’est la terre tout entière » (Pr., p. 796).
[3] J. II, p. 607.
[4] Bernard Droz, Histoire de la décolonisation au XXe siècle, Seuil, 2006, p. 16.
[5] On retrouve, mais à une échelle encore supérieure, la même conception dans Conversations dans le Loir-et-Cher : le monde physique « file » son existence propre « sur quoi brodent les événements chez nous [les êtres humains] de la passion ou de l’intérêt » (Pr., p. 803).
[6] De façon générale, les faits historiques éloignés les uns des autres ne sont jamais si distants qu’une expression ou une image, et parfois même un seul mot – comme dans la Bible – suffise à les convoquer pour les rapprocher. Ainsi, quand le second Roi fait allusion à Raphaël, il entend parler (prétend-il !) de « Raphaël Colin » (IV, 9), c’est-à-dire d’un peintre (au demeurant d’une parfaite médiocrité) disparu quelques années à peine avant que Claudel ne commence d’écrire son ‘drame espagnol’. Panchronisme, plutôt qu’anachronisme.
[7] Très brève relation de la destruction des Indes, trad. Jacques de Miggrode (Editions Mille et une nuits, 1999, p. 43). Las Casas obtint de Charles Quint la promulgation des ‘lois nouvelles’ – jamais appliquées – qui interdirent, mais en vain, l’encomienda et donc la pratique de l’esclavage.
[8] Almagro exploite des « cargaisons de noirs » (III, 3) dans ses plantations du Venezuela. Mais que fait dans une noble maison espagnole la fille d’une esclave congolaise affectée à la récolte de la canne à sucre au Brésil ? Le parcours Zaïre-Brésil-Espagne est-il une sorte d’allusion au trafic triangulaire ? Jobarbara s’enfuirait-elle avec Musique si elle était vraiment la « matrone respectée » que dit le Sergent ? Nombre d’esclaves noirs baptisés ‘se font Turcs’ (selon l’expression d’alors), c’est-à-dire musulmans, ce qui s’explique par le fait que « leur condition de chrétiens ne les ayant pas libérés de la servitude », ils « n’avaient rien à perdre » à embrasser l’Islam (Bartolomé Bennassar, Lucile Bennassar, Les Chrétiens d’Allah, Perrin, 2006, p. 179). En cherchant à gagner la Sicile, la noire Jobarbara aurait-elle projeté de passer à l’Islam sans esprit de retour ? Faut-il donner à sa noyade inexpliquée cette signification allégorique ?
[9] La polémique causée par les définitions européocentriques des termes ‘coloniser’ et ‘colonisation’ proposées par le dictionnaire Robert, montre que la France s’interroge, non plus seulement sur ses politiques africaine et d’outre-mer, mais sur le bien-fondé d’appréciations qu’elle se réserve de porter sur le rôle de la colonisation, alors qu’elle est juge et partie. Ces définitions épousent le point de vue qui a présidé à la loi du 23 février 2005, dont l’article 4, ultérieurement abrogé par le conseil constitutionnel, affirme « le rôle positif de la présence française outre-mer ».
[10] Du 16ème au 19ème siècle, la traite négrière transatlantique a déporté vingt millions d’Africains (estimation moyenne) dans les colonies européennes d’Amérique. En France, la loi Taubira (mai 2001) a reconnu comme crimes contre l’humanité l’esclavage institutionnalisé et la traite des Noirs. Claudel avait de l’avance. Consul de France en Chine, il connaissait le problème : le recrutement par contrat de ‘coolies’ africains, indiens et chinois, opéré par la France, le Portugal et la Grande-Bretagne, qui fut l’une des conséquences de l’émancipation des esclaves et de la demande de main d’oeuvre de remplacement qui s’en est suivie, a été considéré par certains historiens comme une résurgence de l’esclavage, à laquelle il fut mis fin au début du vingtième siècle.
[11] Bull. No 181, p. 30. Claudel pense sans doute au protestant Victor Schoelcher (1804-1893), ou peut-être à Pierre Jurieu (1637-1713), autre protestant qui, lui, polémiqua avec Bossuet contre l’esclavage, ou encore plus généralement au rôle des protestants anglais et américains (les quakers), etc.
[12] Comme il n’est aucune pensée importante, aucun développement idéologique que Le Soulier de satin n’exprime au moins à deux reprises, en les attribuant à des personnages différents, on trouve déjà au début du drame (II, 7) l’évaluation croisée des deux choix de société, supposés exclusifs l’un de l’autre, que l’Afrique (Don Pélage) et l’Amérique (le premier Roi) représentent pour l’Espagne, c’est-à-dire le monde catholique.
[13] Dans les éditions courantes, « païennement » attesté dans le manuscrit a été corrompu en « patiemment », qui obscurcit le sens.
[14] Rodrigue prend le mot « capitaliste » dans sa valeur moderne, apparue dès 1798, de « personne qui possède un capital et le fait produire ». La subtilité est ici que cette valeur moderne est elle-même vieillie, puisque, dès la fin du Second Empire, le mot « capitaliste » désigne un « partisan du régime capitaliste » (A. Rey et al., Dictionnaire historique de la langue française, 1992). Claudel pouvait penser aux conquistadores tenus de financer eux-mêmes leur expédition en s’endettant auprès de riches bailleurs de fonds, un banquier italien ou sévillan, un haut fonctionnaire, etc., et qui faisaient leurs affaires, une fois arrivés à bon port, grâce à l’institution des encomiendas (droit de bénéficier des corvées et du tribut des Indiens).
[15] Emmanuelle Kaes a commenté cette scène en historienne et en philosophe de l’art (« De la fiction à la critique : les regards de Claudel sur Rubens » in Hervé Pasqua et al., Claudel et la création, Institut catholique de Rennes, 2006).
[16] Dans L’Otage, guerres de religion et Révolution française sont présentées conjointement comme les fossoyeuses de l’antique unité de la terre et de son S/seigneur : « la vieille pierre que les hérétiques avaient jetée bas, / La croix foraine qui était plantée au carrefour des deux routes royales de Reims et de Soissons. / Et de nouveau les Républicains l’ont déracinée, sapant tout le calvaire avec d’un seul coup / La croix et les quatre vieux tilleuls qui l’ombrageaient » (Th. I, 1971, p. 232). Le centrage sur l’Espagne permet au Soulier de satin d’éviter le sujet des guerres de religion françaises.
[17] Cf. ouvrage cité supra en note 8, p. 270.
[18] L’insistance sur l’idée de « trouver » n’est pas sans rappeler que Las Casas parle de découverte plutôt que de conquête de l’Amérique. Des ordonnances de 1573 condamneront le terme ‘conquête’. Mais, bien avant cette date, l’évêque des Indiens remarque au détour d’une phrase que l’expression « détruire » pour désigner ce que font les conquistadores au Nouveau Monde convient mieux que « ce qu’ils appellent découvrir » (op. cit. supra note 7, p. 66).
[19] « Saint Boniface – Car d’aucun Saint il n’est écrit qu’il était nécessaire, mais de Luther il fallait qu’il fût. / Et d’ailleurs comment auraient-ils [les Saxons] vu longtemps tout le Christ dans le brouillard ? » (III, 1) Ce développement rappelle que l’Écriture, en effet, ne parle pas de l’institution des saints, qui est postérieure à son achèvement, tandis que saint Paul écrit : « nam opportet et haereses esse » (« car il faut qu’il y ait même des hérésies » I Cor. 11, 19). L’hérétique, ici, a la vue brouillée par le brouillard, et Claudel, qui passe par une syllepse du sens premier du mot « vu » (‘voir’) au sens dérivé (‘comprendre’), se confie aux pouvoirs du langage.
[20] Le metteur en scène bâlois Stefan Bachmann a retenu la suggestion d’une glaciation des instances dirigeantes européenne. Il congèlera le Professeur Léopold Auguste après son décès. Ce champion d’une Espagne traditionnelle dévitalisée par le nationalisme surgit d’un frigo anachronique placé au centre du palais américain délabré d’un Rodrigue paré d’une prodigieuse coiffe de plumes, un trésor évidemment ravi aux Indiens. Pour le spectateur de 2003, le gros cadavre glacé qui rappelle le traitement conservatoire réservé à la dépouille mortelle de Franco, doit évoquer l’Ancien Monde, et le trophée de plumes la spoliation du Nouveau.
[21] Adonaï est un des noms du Dieu de la Bible, attesté uniquement dans l’Ancien Testament.
[22] Étudiant le texte dans sa lettre, j’ai eu l’occasion de relever la fréquence extraordinairement élevée de la syllabe ‘or’ à la fin de la Troisième Journée (« Une nouvelle grande représentation du Soulier de satin », Bull. 169, 2003).
[23] Au théâtre comme au cinéma, la peinture rouge, la « sauce » (II, 1), simule le sang : accepter cette convention, c’est admettre que la mort se joue en comédie. C’est ainsi que l’idée d’épuisement de la teinture rouge déplace dans le registre comique celle de la « destruction » des Indes, terme qu’emploie Las Casas pour désigner « l’extermination des peuples innocents » (I, 6) que nous nommons actuellement ‘génocide’. Ce déplacement, parce qu’il se veut anodin, est évidemment ce qui rend cette scène si gênante pour des spectateurs européens.
[24] « Mes ouvriers du matin jusqu’au soir barbotent dans une lessive de feu et de massacre, ils retirent de leurs cuves des drapeaux tout dégoutant d’une sauce plus vermeille que la mer qui a englouti Pharaon ! / Et cela ne suffit pas, on me pille, Messieurs ! » (II, 1) Les termes soulignés signalent l’intertexte de référence, la Bible, et indiquent une position politique.
[25] Le Poëte et la Bible I, p. 1198.
[26] Cf. supra note 23.
[27] L’isotopie du vêtement trempé dans le sang se prête évidemment à une lecture religieuse traditionnelle : le « vêtement souillé » est alors l’image de la « figure contrefaite » que l’être humain se confectionne « dans la nuit et le péché » et qu’il remplacera, après la mort, par une « tunique nouvelle », image de la chair rédimée (Lc 15, 22) ou du corps des Anges glorieux (Ap. 15, 6) (L’Epée et le miroir, Le Poëte et la Bible I, p. 766). En renvoyant de façon générale à l’imperfection de la nature déchue, une telle lecture banalise le propos de la scène au point de lui faire perdre toute pertinence. De plus, elle déséquilibre la composition de l’œuvre, parce qu’elle laisse sans écho le cynisme du Sergent Napolitain.
[28] « Je veux un rouge franc comme celui qui coule dans les veines d’un gentilhomme ». Le pronom « celui » reprend « rouge », mais signifie ‘sang’ selon l’équivalence suggérée acoustiquement (rouge franc = rouge sang) et métaphoriquement (« coule »). La réticence entraîne qu’on peut hésiter sur le sens à donner au rouge dont plusieurs valeurs traditionnelles sont positives (parmi elles, la charité !). La Bible parle de l’écarlate double (« bis tinctum » Ex., 35, 6), en sorte que la tradition associe cette couleur au feu, qui éclaire et (ou) qui brûle.
[29] Po., p. 548 (le soulignement est de l’auteur).
[30] Les deux côtés mentionnés ici, apparemment sans raisons, sont une allusion à l’ouverture de la mer Rouge dont l’eau est repoussée « à sa droite et à sa gauche » (Ex., 14, 22). Quant au chemin, comparé un peu plus loin à la tranchée de la Culebra (III, 2), il rappelle l’offensive Nivelle et ce Chemin des Dames de terrible mémoire que, en juin 1920, Claudel, qui s’est rendu en auto de Paris à Laon, mentionne dans son itinéraire (J. I, p. 480). C’était l’un des horizons de Villeneuve, note Henri Guillemin (Le ‘Converti’ Paul Claudel, Gallimard, 1968, p. 43).
[31] Pr., p. 1145.
[32] Claudel est si attentif à la question « du reflet des voix » (Th., II, p. 652), qui l’une est réelle et actuelle comme le spectacle, l’autre revenante comme le passé éveillé dans la conscience du spectateur, qu’il en a fait le thème du mimodrame La Femme et son ombre.
[33] C’est un trait caractéristique du Soulier de satin que, grâce à un système de repères et d’axes qui place le personnage immanquablement au centre d’une configuration, celui-ci soit constamment situé dans la société et sur la terre (« Sous nous la trahison, sur nous la calomnie, avec nous la disgrâce » II, 4 ; « seul, au sommet du monde, sur quelque cime inhumaine, sous le ciel noir plein d’étoiles, sur le grand Plateau » III, 3 ; « Le Français qui habite en France […] il a l’Espagne sous les pieds et l’Angleterre sur la tête et dans ses côtes l’Allemagne et la Suisse et l’Italie » IV, 8). Au contraire, le sujet dans la famille est comparé au grain dans l’épi.
[34] Pr., p. 787.
[35] Le Poëte et la Bible I, p. 594.
[36] Sept-Epées signale l’enracinement médiéval de la société chrétienne quand elle parle de dames, de flageolets, de luths, de seigneurs, de tournois (IV, 8). Avec son exclamation surannée « Vive Dieu », Rodrigue lui emboîte un instant le pas.
[37] Même s’il ne cesse de proclamer les spécificités des peuples et leurs différences, le discours du Soulier de satin n’est pas raciste (le terme étant pris dans son sens actuel). Là-dessus, Claudel s’est exprimé très clairement, notamment dans « Samedi », un texte écrit peu après le Soulier, et qui en reprend le mixte tout particulier de réflexions géopolitiques, symboliques et esthétiques : « Fondamentalement les hommes sont les mêmes partout, ils sont tous des enfants d’un même Père, comme nous l’apprend le catéchisme et je suppose que vous êtes gêné et dégoûté autant que moi par les idées de supériorité ou d’infériorité » (Pr., p. 784).
[38] Jusqu’à sa conversion finale où il consent à abaisser son regard, passant symboliquement des étoiles à leur reflet « sous » lui (IV, 11), Rodrigue regarde « ce qui est au-dessus de l’homme et non pas au-dessous », c’est-à-dire « ce qu’il y a à faire effort pour conquérir et pour pénétrer – l’association avec la cause » (Pr., p. 808).
[39] Le Père Jésuite du prologue peut dire du navire qui l’emporte dans l’abîme avec le mât (la croix) auquel on l’a attaché : « tout a été consommé sur cet étroit autel ». Il se confie à la mer : « je n’ai qu’à attendre […] le retour de cette puissance immanquable sous moi ». La mort va annuler toute polarisation, et son acceptation confiante entraînera une image d’intégration supérieure (« à l’intérieur de Sa sainte volonté, ayant renoncé la mienne » I, 1). D’être contenu, voilà ce que refuse à sa fille un Rodrigue pourtant presque abandonné par les tensions de la vie, comme elle le lui explique : « Mais ici ce n’est ni Nord ni Sud mais vous flottez au hasard sur une eau sans courant (IV, 8).
[40] L’expression « multitudes assises » est un biblisme : « Ce peuple qui était assis dans les ténèbres a vu une grande lumière, et sur ceux qui étaient assis dans la région de l’ombre de la mort la lumière s’est levée » (Mat. 4, 16, trad. L. – Cl. Fillion).
[41] Rodrigue fera le lampiste. Il se verra reprocher « son insigne désobéissance » (IV, 2) pour avoir refusé une aide militaire à la citadelle assiégée de Mogador !
[42] « Il ne faut pas que le Maure et l’Espagnol oublient qu’ils ont été faits l’un pour l’autre. / Pas que l’étreinte cesse de ces deux cœurs qui dans une lutte farouche ont battu si longtemps l’un contre l’autre ! » (II, 4)
[43] Au moment où Claudel écrit le Soulier, sévit la guerre du Rif, causée par l’intransigeance espagnole au Maroc, qui aboutira ultérieurement, côté français, au départ de Lyautey.
[44] Claudel traduit futura olim par « ‘choses jadis futures’ ». Et il commente : « comme <l’> avion par exemple au temps de Jules Verne » (Pr., p. 780).
[45] Pr., p. 668.
[46] « – Rodrigue est un homme juste envers tous. / – Qui a les yeux ouverts quand il faut. / – … Et fermés quand il est nécessaire. » (II, 1).