Un cas de référence picturale dans le premier Échange de Claudel.
Le dénouement d’une pièce de théâtre règle ce que deviendront les relations (supposées) des principaux personnages une fois le rideau tombé : reconnaissances, mariages ou, plus rarement, ruptures (« Adieu, Perdican ! »). Traditionnellement, sans ambiguïtés. Rien de tel dans le premier Échange. Le rapprochement final de Marthe et de Thomas Pollock Nageoire est si indécis que l’action semble comme s’effilocher au lieu de conclure. C’est cet écart par rapport à une norme bien établie que je vais interroger ici.
À la suite du décès de Louis Laine, l’intrigue revient en quelque sorte en arrière, comme dans un Jeu de l’oie : la longue tractation liée à la transaction entre Pollock et Louis est annulée de facto, n’ayant plus lieu d’être. Puisque Louis est mort, l’argent qui aurait dû le dédommager de la perte de sa femme est bien honnêtement rendu à Pollock. Marthe, qui lui avait bel et bien été vendue, retrouve alors le droit de consentir librement, ce qui est (en théorie, s’entend) la condition de possibilité du mariage chrétien, comme Claudel le rappelle à plusieurs reprises. À nouveau libre, Marthe peut donc décider de sa destinée, se remarier ou rester veuve.
Cette table rase qui dé-joue l’enjeu de la pièce au moment où elle se termine entraîne des conséquences financières qui paraissent dérisoires si on les compare à la fortune que Pollock vient de perdre. Un espace mal balisé accède alors tardivement au premier plan, qui sera occupé in extremis par ce que le lecteur ou le spectateur vont bien devoir prendre cette fois pour la véritable action de L’Échange, puisque la nécessité de tout ce qui leur a été montré jusque-là s’est effacée. L’échange n’est donc pas ce qu’ils croyaient, ni là où ils pensaient le trouver[1].
Laine accuse Marthe d’avoir « accepté cet échange » pour de l’argent. Mais le lecteur / spectateur sait qu’il n’en est rien. Traitée en prostituée, Marthe répond par « un long silence »[2] au lieu de tenter de se disculper. Pourquoi ? Est-ce seulement parce qu’elle a déjà essayé vainement d’y parvenir ? Quoi qu’il en soit, le silence qui suit cette accusation inique joue un rôle essentiel dans le drame. Il fait de Marthe le réceptacle du sens secret du dénouement dont elle semble être le seul personnage à accéder à la signification complète, et qu’il appartient à l’interprète (que Pollock représente) de découvrir.
Une fois écoulé le temps de son deuil, la jeune veuve pourrait donc épouser Pollock, si sa religion ne s’y opposait : Pollock est un homme divorcé[3]. De plus, il vit avec une compagne dont il est impossible au spectateur d’oublier qu’il lui sera difficile de se débarrasser, puisque Lechy qui surjoue une ivrognerie soulignant sa présence reste en scène jusqu’à la fin du drame[4]. Cependant Pollock veut se mettre en ménage d’une façon ou d’une autre avec Marthe. Dans la mesure où l’avenir de la jeune femme complètement isolée et sans appui dans le Nouveau Monde est envisagé dans une optique réaliste, leur mariage a beau s’avérer impossible à réaliser au sein de l’Église catholique, il est pourtant la seule solution dont Marthe dispose.
C’est ainsi que les deux personnages qui sont encore debout, une fois que tout semble trop tard, semblent associés dans une sorte d’arrêt sur image. Bien que Pollock amorce un départ (« Ô Douce-Amère, je me souviendrai toujours de vous ![5] »), il ne bouge pas. Il s’en remet à la décision de Marthe. Si le dénouement demeure en suspens, c’est donc du fait de Marthe qui ne se retire pas ni ne renvoie Pollock, mais sans pour autant s’avancer.
Le retour en France semble lui être interdit. Par sa déclaration « Je reste »[6], qui est une citation implicite du livre de Jérémie, elle confirme sa condition d’émigrée : « Si vous demeurez (« manseritis » = quand vous serez restés) en repos dans ce pays, je vous bâtirai et ne vous détruirai point, je vous planterai et ne vous arracherai pas » (Jér. 42, 10). Plutôt que de rester, Israël aurait bien préféré retourner en Égypte… et Marthe sans doute rentrer en France, plutôt que d’être « plantée » en Amérique, c’est-à-dire d’y mettre au monde son (ses) enfant(s).
La fin non conventionnelle de L’Échange a été si régulièrement blâmée par la critique, que Claudel a vu l’avantage de s’appuyer sur un des rares jugements positifs pour défendre un dénouement dont il produira d’ailleurs plusieurs versions: « La pièce ne tourne pas court, elle rebondit, comme disait Francisque Sarcey. L’enfant conçu de Louis Laine a besoin de Thomas Pollock Nageoire pour se réaliser (l’échange !)[7] ».
Examinons ce rebondissement dont Claudel a signalé tardivement l’existence, et qu’il est allé chercher non dans l’action du drame, mais dans la situation des personnages (la venue au monde d’un enfant posthume).
Marthe n’est pas seule responsable de la stagnation qui s’installe. Les intentions réelles de Pollock, lorsqu’il prend congé de la jeune femme, ne sont pas claires. Cependant il revient aussitôt, mettant la balle dans son camp. On peut comprendre qu’après avoir renoncé à la séduire, Pollock espère qu’elle tentera de le retenir, dès lors qu’elle est à la fois libre et sans ressources. C’est en effet ce qui se passera dans un passage abandonné du second Échange, où Marthe propose à Pollock de l’épouser « devant le pharmacien »[8], se montrant donc disposée à contracter un mariage civil. Si cette fin parfaitement rationnelle avait été retenue, les valeurs religieuses, catholiques, qui forment l’armature du drame, auraient été dilapidées.
Dans la conclusion de la première version, au contraire, l’opacité est si prégnante qu’elle pourrait amener le lecteur à suivre l’exemple de Marthe qui reconduit au néant des « rêves »[9] le jeu des identifications et des projections que Lechy détaille et magnifie dans sa fameuse évocation de son pouvoir d’actrice.
Les yeux dessillés par la réaction hostile que le personnage qui a l’oreille de l’auteur réserve au théâtre, le lecteur n’a guère d’autre solution que de se rapprocher du texte qu’il lira sans plus s’abandonner aux séductions imaginaires de la fiction, qui viennent d’être radicalement dévalorisées et que l’ivrognerie de Lechy achève d’abaisser. Ce double désaveu conduit à se détacher de l’emprise de la représentation pour chercher ce que peut signifier de vrai cette forme d’expression si radicalement attaquée de l’intérieur, mais qui à l’évidence n’est pas dépourvue de sens et d’intentions.
Le lecteur reprendra alors à son compte le questionnement de Pollock (« qu’est-ce qu’il faut faire maintenant / Qu’allez-vous faire maintenant ?[10] »). C’est ainsi qu’il pourrait envisager l’idée que la réponse déceptive de Marthe puisse effectivement mettre un point final au drame : « je ne sais ce que je ferai », commence-t-elle par dire. L’injonction sapientale qu’elle ajoute – « c’est assez que de vivre aujourd’hui » – semble justifier l’incapacité des personnages à transformer leur expérience en connaissance.
Ici cependant, dans cette sorte d’effondrement de l’action, de retrait des personnages momentanément incapables d’aller de l’avant, peut commencer le travail de l’interprétation. Il n’est pas anodin en effet que Marthe donne de la vie quotidienne qu’elle prône une image aussi éloignée que possible des prestiges de la scène, qu’elle vient de réduire à zéro : « Je coudrai, travaillant à l’ouvrage que j’ai sur les genoux ». Telle est Marthe, s’obstinant dans son refus de la fiction. Le barrage qu’au moment de conclure la pièce oppose ainsi au spectateur tient dans ce refus. L’intervalle entre la fin de l’intrigue et la chute du rideau fixe un moment présent indéterminable – « C’est assez du jour présent » – censé se substituer à la fiction, plutôt que lui succéder. À quel contexte appartient ce présent ?
Ce qui ne manquera pas de faire réfléchir, c’est que l’activité de couturière à laquelle songe une héroïne qui donne l’impression d’être en prise avec la vie, de savoir où elle en est et last non least d’avoir l’oreille de l’auteur, paraît absolument inapte à résorber les émotions bien réelles qu’a indéniablement fait naître l’action du drame confiée jusqu’alors à l’initiative de Lechy et de Louis.
On pourrait certes voir dans l’image de la couture l’une des métaphores traditionnelles de l’écriture. Mais une autre direction s’impose : la particularité des « genoux » liée à cette image de façon inattendue (« Je coudrai, travaillant à l’ouvrage que j’ai sur les genoux ») fait écho à la figure de pietà que Marthe vient de réaliser « sans rien dire[11] ». Assise, elle tient la dépouille de Laine « sur son genou ». L’allusion évidente ainsi tacitement suggérée incite à proposer une lecture intertextuelle. On attribuera donc au motif de la couture sur les genoux une valeur symbolique qu’il va s’agir de préciser.
Pari tenu. Dès qu’on s’aperçoit à quel contexte se réfère en fait l’activité que Marthe s’est choisie, on découvre que l’action de L’Échange peut signifier non pas en dépit de son inaccomplissement, mais bien parce qu’elle est si étrangement suspendue. Dans une lecture qui prendra en compte à la fois les silences des personnages et la réticence de l’auteur à laisser la fiction s’en emparer, la mention de la couture ne paraît plus uniquement la notation réaliste que, bien entendu, elle est aussi. Elle renvoie à un récit des Évangiles[12], qui lui-même contient un message théologique. Ce récit sur lequel la tradition a greffé la représentation de la Sainte Vierge cousant, est la clé qui permet d’interpréter le véritable sens du blocage de la fin de L’Échange, à condition qu’on relie le détail apparemment gratuit[13] de la couture de Marthe aux hésitations et à la perplexité de Pollock.
Un artiste de la Renaissance italienne, Bernardino Luini, a peint une représentation complète de la situation dont Claudel a isolé et réactualisé le détail emblématique de la couture « sur les genoux », un travail effectué en l’absence de table, de chaise, de lampe, c’est-à-dire représenté à l’état de parfaite simplicité, en quelque sorte réduit à son essence. La femme qui se livre à ce travail n’est autre que la Vierge Marie.
Ce peintre a représenté un Ange, le lys de la pureté à la main, désignant de son autre main à Joseph endormi Marie en train de coudre. C’est donc l’image de Marie qui apparaît à Joseph dans un rêve dont l’Ange atteste la provenance supérieure de son index levé vers le Ciel[14]. Cette image s’inscrit dans le cadre d’une grande fenêtre surélevée. Assise sans façon à même le bord de cette ouverture, Marie s’y détache gracieusement, sa corbeille placée à côté d’elle. Elle travaille paisiblement à son ouvrage qu’elle tient posé sur son genou.
Le motif de L’Échange composé de la femme qui coud, de l’ouvrage modestement posé « sur les genoux » (évoqué par Marthe), et de la corbeille à ouvrage (mentionnée dans l’indication scénique), ne figure pas dans le récit évangélique, qui est centré sur Joseph. C’est Bernardino Luini qui l’a inventé (ou trouvé) pour traiter dans le style humble le thème de la Sainte Vierge qu’il a représentée dans la modestie de sa féminité, telle que l’Ange enjoint Joseph de la croire.
Claudel reprendra ce motif composite dans L’Otage, mais en le mettant en tension avec le geste incontrôlable qui exprime le rejet instinctif du viol légal dont il a fallu que Sygne, qui en a été l’objet, assume les conséquences. Son refus physique d’une union odieuse fait d’elle un contretype de la Vierge Marie, de la bienheureuse servante du Seigneur (l’ancilla domini[15]). C’est donc dans L’Échange et dans L’Otage l’intérêt pour la même référence sacrée qui aura donné lieu à une transposition mondaine du même épisode biblique, mais dont l’orientation mystique qui est la sienne dans L’Échange sera contrariée violemment dans L’Otage. Sygne de Coûfontaine est montrée assise, sans doute désœuvrée, puisque la présence de son « panier à ouvrage » est mentionnée[16], mais que ne le sont ni couture ni broderie. Le détail retenu ne l’a pas été sans raison. Il conduit au récit du rêve de Joseph. Ce récit fondateur exerce en effet une influence sur le drame des Coûfontaine, quoiqu’il y ait été retourné : Sygne a conçu son fils sans intime consentement, non pas sans péché, tout le drame est là pour nous convaincre de ce paradoxe, et montrer que le saint homme qui aurait dû protéger sa vertu et son intégrité, le curé Badilon, l’a au contraire exposée et livrée au mal. Sygne avec sa corbeille à ouvrage forme donc bien une variation du thème de la Mère sainte, mais inversé : ici non pas figure bienheureuse, mais atrocement requise par l’époque tragique, burlesque et dépourvu de foi, issue des bouleversements de la Révolution.
La précision et la persistance du motif (une femme et son ouvrage de couture) qui sert à illustrer symboliquement le thème de la maternité souhaitée dans L’Échange[17] – imposée dans L’Otage – laissent penser que Claudel, connaissant la fresque de Luini, s’en est inspiré pour évoquer ce qui interroge dans l’incarnation humaine : qu’apparemment elle ne dépende en rien de la nature des sentiments engagés par les parents au moment de la conception du nasciturus. Il y a là un mystère de nature spirituelle, si l’on veut bien y songer, que l’absence de l’Ange rend inaccessible dans L’Otage, mais dont l’écho résonne très vaguement dans le second Échange[18].
Dans le récit de l’évangile de Matthieu, c’est à Joseph que l’Ange s’adresse, l’avertissant qu’il n’a pas à craindre que Marie, sa fiancée, ait péché, alors même que le malheureux vient de constater qu’elle est enceinte, bien qu’il l’ait respectée : « Joseph, fils de David, ne crains pas… » (« Joseph, fili David, noli timere… » Matt. I, 10). Tel est le message que symbolise le motif de la femme travaillant à sa couture, associé au thème de la mère concevant sans péché (modernisons : résignée à accomplir pour la bonne cause son devoir conjugal ou familial, un idéal moral qui attribue en partage à toute femme, qu’elle soit inspirée ou non par l’amour, le rôle de mère – ou à défaut celui de bonne sœur, d’infirmière[19]– traditionnellement valorisé par le christianisme et très présent dans le théâtre de Claudel).
L’énigmatique programme de Marthe dans L’Échange (« Je coudrai, travaillant à l’ouvrage que j’ai sur les genoux ») recourt aux trois mêmes éléments que Bernardino Luini – pureté de la future mère, couture, genoux – en vue d’emblématiser l’idéal de vertu féminine humble qui rend nécessaire la présence d’un époux capable d’offrir à l’enfant à venir l’appui d’un père putatif. Joseph est « le père légal et responsable du Christ. Le reste demeure voilé suivant cette exclamation d’Isaïe : Generationem eius quis enarrabit ?[20] », écrit Claudel. La préoccupation qui est la sienne dans cette « Disquisition sur Joseph » est de comprendre quel type de paternité doit être attribué à Joseph : « très ancienne question », relève-t-il prudemment (et peut-être aussi avec humour ?).
Le rôle du motif de la couture est donc de faire entrevoir ce que le premier Échange laisse supposer sans le dire : tout comme la Vierge paraissant en rêve à Joseph, Marthe attend un enfant[21] qu’elle a conçu de son élusif époux (bel oiseau comparé à un aigle, comme Christophe Colomb le sera à une colombe, puis à un… pigeon), en sorte que Pollock pourra être à leur égard ce que Joseph fut pour Marie et pour Jésus.
En toute logique, le motif qui crypte la ‘situation intéressante’ de Marthe a été supprimé dans la version tardive de L’Échange. Il n’est plus nécessaire, puisque sa grossesse y est attestée ouvertement, par Lechy tout d’abord[22]. C’est aussi que le cadre de pensée sérieux s’est beaucoup estompé.
Dans la première version, au contraire, la situation de Marthe est rattachée au mystère marial tel que Matthieu l’a exclusivement envisagé (contrairement à Luc), tel qu’il a été repris par Luini, tel enfin que l’œuvre de Claudel l’a interprété à plusieurs reprises. Ce mystère est la prophétie rappelée par le premier évangéliste : « une vierge enfantera » (Is. 7, 14, Matt. 1, 23). La virginité dont Luini s’est fait l’interprète est la pureté d’esprit et de coeur, comme le signifie le geste de son Ange qui montre le Ciel, ce n’est pas un état physique, encore moins une valeur sociale, ce qu’affirme aussi, à sa façon bien différente, l’Évangile de Luc en présentant Marie tantôt comme la fiancée (Lc 1, 27), tantôt comme l’épouse de Joseph (Lc 2, 5)[23]. Cette contradiction significative incite à lire en esprit la prophétie d’Isaïe. Autrement dit, il s’agit d’une vie insufflée par l’Esprit (selon Marthe), d’une grossesse naturelle (selon la diabolique Lechy[24]), et d’un enfant posthume à qui il faut trouver un père (selon l’auteur). À cet égard, Pollock pourra faire l’affaire, si tant est qu’il entre dans le rôle de Joseph que lui propose Marthe, c’est-à-dire s’il se convertit (tel le bon larron), Marthe réussissant où Sygne a échoué (Turelure correspond au mauvais larron). C’est à cette conversion que conduit en fin de compte la transposition claudélienne de l’humble et chaste motif féminin que Luini a introduit dans sa représentation de l’épisode biblique qu’on pourrait appeler, en somme, l’annonce faite à Joseph.
Voilà le véritable dénouement du premier Échange, drame destiné à un public chrétien moderne déculturé : une évocation et un rappel de l’ultime ébranlement, étendant son effet jusqu’en Amérique, causé dans le cours de l’Histoire humaine par l’antique prophétie d’Isaïe.
Le théâtre de Claudel interprète, survenu deux fois grâce à des femmes, le passage (l’échange ?) d’un monde ancien (Sygne, Marthe) cédant la place à un monde nouveau (Turelure, Pollock). Il rappelle la régression de la religio catholica qui a fait suite aux bouleversements de la Révolution (la trilogie), après avoir suggéré son expansion en Amérique du Nord, liée à l’émigration française sous l’Ancien Régime, que tente de renouveler Marthe.
[1] Pour Michel Autrand, « l’intrigue elle-même <consiste en> l’échange proprement dit entre les deux couples et les affrontements » qui s’ensuivent (Th. I p. 1485). Autrand compare à cet égard L’Échange et La Double Inconstance de Marivaux.
[2] Th. I p. 580.
[3] Il faut que Pollock ait divorcé (« Le divorce n’est pas fait pour rien, eh ? »), puisque sa femme, la mère de sa fille, est remariée (Th. I p. 585). Il se rappelle vaguement avoir contracté avec elle un mariage, le ministre [le pasteur] étant baptiste, le maire « un pharmacien » (Id. p. 548). À deux reprises, il suggère à Marthe de divorcer (première version), tandis que, dans la seconde version, divorcer ne serait pas nécessaire. En effet, Lechy dénonce en Marthe qui, à l’en croire, serait enceinte (Th. II p. 1058), une (future) fille mère (comme on disait aimablement à l’époque) : « C’est vrai, vous n’êtes pas veuve, et d’autant moins veuve que pas mariée ! Pas mariée du tout, cette Marthe. » (Th. II p. 1055)
[4] « Elle s’étend par terre et se met à ronfler » (Th. I p. 593). Lechy finit en avatar de la Strombo de L’Endormie.
[5] Th. I p. 595.
[6] Th. II p. 1065 .
[7] Lettre à Barrault du 17 juillet 1951 (Th. I, 1967, p. 1304). C’est donc le nasciturus qui échange une famille franco-indienne contre un père anglophone d’origine partiellement française (sur cette question des patronymes français Laine et Nageoire, voir mon article « L’Amérique dans l’œuvre dramatique de Paul Claudel » (Travaux de littérature No 24, 2011, Paris).
[8] Th. II p. 1477.
[9] Th. I p. 594.
[10] Pollock demande deux fois après la mort de Laine « Qu’allez-vous faire maintenant ? », et encore « Qu’est-ce qu’il faut faire maintenant ? » (Th. I p. 595), tandis qu’il a exprimé la même perplexité déjà deux fois avant la mort du jeune homme, comme Marthe lui en fait la remarque (Id. p. 585). Cette question revient à plusieurs reprises dans les Évangiles, c’est celle que pose le converti (ainsi, par trois fois, les hommes que Jean Baptiste a baptisés, Lc 3, 10-14). Claudel raconte qu’il se l’est lui-même posée « comme saint Paul », allusion à « Que faut-il que je fasse pour être sauvé ? », question posée à Paul, Act. 16, 30 (M. i., 2001, p. 141).
[11] Th. I p. 591. À nouveau, le silence de Marthe conduit hors de la fiction et dirige vers une autre scène.
[12] Ce qui conforte cette lecture, ce sont bien entendu les citations bibliques non cryptées qui parsèment le texte. Par exemple « Et je suis sortie / par les lieux sauvages et arides (Th. I p. 593) /toute seule par les lieux sauvages et arides » (Th. II p. 1071), qui réfère à Matt. 12, 43, comme on l’a noté, qui fait de Lechy une possédée du diable.
[13] L’historien de l’art Daniel Arasse aurait qualifié de « détail iconique » l’ouvrage de couture associé à la représentation de la Vierge Marie (Histoires de peintures, Denoël, 2004, p. 188). Il s’agit d’un détail, non au sens de vétille, de broutille, mais à celui de particularité, d’élément singulier, traité avec précision et intérêt, et qui par sa capacité de synthèse se détache légèrement de l’ensemble (il est pour cette raison volontiers agrandi dans les reproductions d’art). D’avance, Claudel, nous a appris ce qu’il faut entendre par là : le « détail […] est conditionné […] par la composition », comme « le visible par l’invisible ». (« Paul Verlaine », Pr. p. 498).
[14] Bernardino Luini (continuateur de Vinci) a peint à la fresque vers 1516 le Rêve de saint Joseph qui renvoie au rêve évoqué dans Matt. I, 20. Décorant à l’origine le couvent de Santa Maria della Pace à Milan, cette fresque a été transposée sur toile et transportée au dix-neuvième siècle à la Pinacoteca di Brera (Milan).
[15] Marthe qui affirme que Laine « est entré chez <elle> comme un oiseau » correspond, quant à elle, au ‘type’ de la « servante du Seigneur » (« ancilla domini ») : « voici qu’en moi est entrée la passion de servir » (Th. I p. 538) ou encore : « ma passion est de faire mon service » (p. 540). L’oiseau est ici évidemment l’équivalent d’une image très souvent représentée dans les Annonciations, mais, servant ici de comparaison, il est relégué au second plan, en sorte qu’il n’obtient pas l’attention prédominante que sa signification sexuelle laisserait attendre.
[16] Th. I p. 961.
[17] C’est bien un enfant que réclame Marthe quand elle s’écrie à l’intention de Louis : « Donne-moi ma part ! donne-moi la part de la femme ! » (Th. I p. 541)
[18] Lechy a décelé la présence de l’ange derrière le ‘ beau ’ portrait que Laine lui a fait de Marthe : « Et vous, vous n’êtes pas une araignée, vous êtes un ange ! […] Il a peur ! ça se comprend ! (Th. II p. 1057) Lechy joue ici le rôle de l’esclave qui fait monter l’eau.
[19] Laine à Marthe : « Tu te rappelles quand je t’ai connue, c’est alors que j’étais si malade et je gisais entre la vie et la mort » (Th. I p. 580). Cet épisode supposé hors scène a été copié-collé dans Le Soulier de satin.
[20] Supp. t. 3, 1994, p. 133. Texte non daté que les éditeurs du Supplément pensent avoir été écrit en 1930.
[21] Telle est la raison d’être que Pierre Brunel attribue au conte indien « L’Enfant-aux-sourcils-de-pierre » (Th. I p. 570, L’Échange de Paul Claudel, première version, Les Belles Lettres, 1974, p. 206).
[22] « Tout ce que vous pouviez tirer de lui, c’est fait, il vous l’a donné. Cet enfant qu’il vous a mis dans le ventre ! Il vous l’a mis oui ou non ? c’est fini ! c’est fait ! » (Th. II p. 1058), et plus loin, de Marthe à Pollock : « Je reste donc, moi et l’enfant que d’avance il [Laine] vous a fait » (p. 1065).
[23] Claudel signale allusivement le battement entre les versions des synoptiques, par le biais de la question (en soi surprenante) de Marthe : « Mais est-ce que je ne suis pas mariée avec lui ? » (Th. I p. 547) Pour certains, toute la question est là, en effet. Même battement à propos du Roi ou du Vice-Roi de Naples dans Le Soulier de satin, qui signifie que peu importe ce qu’il en est au juste. Il n’y a rien dans cette liberté d’esprit qui doive étonner chez le bibliste qui a revendiqué de lire le Saint Livre en poète.
[24] Lechy à Marthe : « – Et vous, vous n’êtes point vierge non plus. / Marthe : – Ah ! / Certes il faut que tu sois le diable pour avoir trouvé ce mot-là ! » (Th. I p, 578). Dans sa simplicité, Marthe ne sait pas au juste comment nommer l’épigramme de Lechy, mais elle en a saisi la pointe méchante : la désacralisation, la banalisation de la Vie.